bilaterals.org logo
bilaterals.org logo
   

La Tunisie sous pression européenne

Mediapart | 13 février 2018

La Tunisie sous pression européenne

Par Rachida El Azzouzi

Après l’avoir inscrite puis retirée de la liste des paradis fiscaux, l’Union européenne a élevé la Tunisie au rang de pays à risque en matière de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme, aux côtés de onze États, dont quatre en guerre : l’Afghanistan, le Yémen, l’Irak et la Syrie. Un coup de pression pour lui tordre la main dans le dossier de l’accord de libre-échange Aleca ?

L’Europe a la Tunisie dans le collimateur. Classée sur la liste noire des paradis fiscaux début décembre, aux côtés des champions de l’évasion fiscale comme Jersey, les îles Caïmans ou Singapour, puis retirée de la liste un mois plus tard sur la base d’engagements nouveaux auprès de Bruxelles et sous la pression d’un intense lobbying, notamment français, voici la Tunisie de nouveau pointée du doigt. Cette fois, la Commission européenne l’a hissée parmi les pays les plus exposés au blanchiment de capitaux et au financement du terrorisme aux côtés de onze États, dont quatre en guerre : l’Afghanistan, le Yémen, l’Irak et la Syrie. Ni la Libye, ni aucun pays du Golfe ne se trouve sur la liste. Pas très cohérent.

Le classement, validé par le Parlement européen, a eu lieu mi-décembre, mais il était passé inaperçu jusqu’à début février, lorsqu’une résolution déposée par plusieurs eurodéputés exigeant le retrait de la Tunisie de cette liste noire a été retoquée à vingt voix près : une majorité de députés (357 pour, 283 contre) a voté en faveur du retrait de la Tunisie, mais il fallait une majorité absolue des membres, soit 376 voix.

Pour l’Union européenne, cette décision s’impose en raison du manque de transparence des finances publiques de la Tunisie. Elle repose sur une évaluation du Groupe d’action financière (Gafi), organisme intergouvernemental spécialisé dans la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. Mais pas sur l’évaluation la plus récente ! L’UE s’est appuyée sur des données anciennes alors que le Gafi a révisé sa position début décembre, en déplaçant la Tunisie de la catégorie des “pays à haut risque et non coopératifs” à celle des “pays sous surveillance”, c’est-à-dire en train d’améliorer leur dispositif et ayant des engagements fermes dans ce sens.

« On nous dit, en off bien sûr, que d’autres pays vont venir, y compris des pays européens. Permettez-moi d’être sceptique. On nous dit aussi que l’inscription sur cette liste ne vaut pas sanction, mais surveillance accrue. C’est vrai, mais quel signal envoie-t-on aux investisseurs et aux créanciers de la Tunisie ? Quels dégâts auront été faits d’ici à ce que la Commission revienne sur son acte délégué ? Le fera-t-elle ? Et si, oui, quand ? », s’est indignée l’eurodéputée française Marie-Christine Vergiat (GUE, gauche critique), à l’origine du dépôt de cette motion pro-Tunisie avec deux autres députés, le Portugais Miguel Viegas (GUE) et le Maltais Alfred Sant (S&D, sociaux-démocrates).

Surprise, consternation et incompréhension dominent en effet à l’annonce de cette nouvelle mise au ban de la Tunisie, seul pays rescapé des révolutions arabes, régulièrement célébré par l’Occident – et tout récemment encore par le président français Emmanuel Macron – comme une exception, un modèle, un laboratoire de la transition démocratique réussie dans une région livrée au chaos. Khemaies Jhinaoui, le ministre des affaires étrangères tunisien, a qualifié cette décision de « dure et injuste ». Le premier ministre, Youssef Chahed, a fait savoir qu’il entendait limoger le directeur de la banque centrale de Tunisie, Chedly Ayari, jugé responsable de cette sanction pour avoir mal géré le dossier.

« L’impact en termes de réputation est très mauvais pour un pays en recherche d’investissements et d’infrastructures et qui va sortir sur les marchés financiers internationaux pour emprunter massivement. Des entreprises étrangères ne vont pas prendre de risques dans un pays blacklisté », regrette Chafik Ben Rouine, président de l’Observatoire tunisien de l’économie. Il note la contradiction de l’Europe et de ses pays membres : « Nous avons du mal à les comprendre ici en Tunisie. D’un côté, ils assurent nous soutenir dans la transition démocratique et donc dans le défi qui l’accompagne, la transition économique. De l’autre, ils nous mettent la tête sous l’eau en nous classant dans les listes des pays non grata. »

Chafik Ben Rouine et bien d’autres observateurs ont une lecture politique de ce classement, là où l’UE oppose une laconique réponse technocratique. Selon eux, l’Union européenne utilise cette liste comme elle a utilisé celle sur les paradis fiscaux : pour faire pression sur la Tunisie et lui tordre le bras dans le dossier de l’« accord de libre-échange approfondi et complet » (Aleca ou DCFTA), ouvert en avril 2016 et négocié dans l’opacité. Dans l’air depuis la chute du régime Ben Ali en 2011, le projet n’avance pas assez vite et ne va pas dans le sens souhaité par l’UE, la jeune démocratie tunisienne allant clairement à reculons à la table des négociations d’un texte grandement asymétrique, et qui favorise plus le géant européen que le nain tunisien. L’accord – d’une veine ultralibérale et marchande –, qui doit porter sur les droits de douane (à réduire un peu plus), mais surtout sur les normes et régulations (à rapprocher entre les deux régions), est du même acabit que les Tafta et Ceta tant décriés de ce côté-ci de la Méditerranée. Il vise à remplacer l’accord, plus modeste, qui libéralise les droits de douane pour certaines industries, en vigueur depuis 1995. 

« C’est un accord qui vise à libéraliser des secteurs et des pans entiers de la législation en Tunisie assez sensibles, notamment les secteurs des services et de l’agriculture. L’un des buts est de rendre accessibles les marchés européens aux entreprises tunisiennes, et inversement. Mais si on met à égalité des entreprises aussi compétitives que des entreprises européennes avec celles d’un pays en voie de développement, elles vont damer le pion aux entreprises tunisiennes et causer du tort à notre économie », décrypte Chafik Ben Rouine.

L’objectif est que la Tunisie importe la norme européenne comme le ferait un pays dans une perspective d’adhésion à l’UE, ce qui n’est pas son cas. Or la norme européenne est très contraignante, notamment pour les entreprises qui n’ont pas vocation à travailler avec l’Union européenne ni à exporter. Le risque serait que beaucoup d’acteurs économiques tunisiens ne tombent dans l’économie informelle, un secteur déjà très problématique, tant la norme européenne sera difficile à respecter.

Autre sujet souvent mentionné par la Tunisie : la question migratoire. On ne peut libéraliser le secteur tertiaire sans la liberté d’aller et venir en Europe, disent les Tunisiens. L’Union européenne leur fait miroiter des visas de long terme, alors que la responsabilité en revient aux seuls États membres. 

Chafik Ben Rouine rappelle combien l’UE sait faire pression, y compris de manière détournée comme elle l’a fait par le truchement du FMI à propos du régime offshore tunisien, qui octroyait jusqu’en 2014 une exonération complète d’impôts sur les sociétés pour les entreprises totalement exportatrices. « Depuis 2013, le FMI presse la Tunisie de modifier ce système et l’UE use de son influence au sein du FMI pour changer cela », avance le président de l’Observatoire tunisien de l’économie. Pour lui, l’UE augmente la pression d’un cran en optant pour le « name and shame » (« nommer et faire honte »).

À Bruxelles non plus, dans les rangs des eurodéputés, on n’est pas dupe. « Pourquoi la Commission veut-elle à tout prix maintenir la Tunisie sur cette liste ? N’y a-t-il pas d’autres pays, plus dangereux pour l’Union européenne, à y inscrire de façon plus urgente ? (...) Je crains personnellement que les enjeux soient autres et que l’on cherche à faire pression sur la Tunisie pour qu’elle mette en œuvre plus rapidement d’autres réformes, notamment certaines réformes dites “structurelles” », a lancé à ses pairs l’eurodéputée Marie-Christine Vergiat. 


 source: Mediapart