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Libre-échange : le Maroc a-t-il mal négocié l’accord avec les Emirats ?

La Vie Eco - le 1er décembre 2005

Libre-échange : le Maroc a-t-il mal négocié l’accord avec les Emirats ?

L’accord de libre- échange entre le Maroc et les Emirats Arabes Unis signé en 2003 a-t-il été mal négocié ? Depuis quelques mois, les industriels montent régulièrement au créneau pour se plaindre des effets dévastateurs sur l’économie locale des importations en provenance de ce pays, et ces dernières semaines, le malaise s’est accentué. A tel point que le mardi 22 novembre, le différend commercial entre les deux pays a constitué un des sujets d’apartés entre ministres, en marge du conseil de gouvernement. La raison est que ce dossier est très chaud et pourrait, s’il est mal géré, glisser du domaine technique au politique. De quoi s’agit-il précisément ?

Il y a quelques semaines, les services de la douane ont bloqué une cargaison de lait en poudre importé par Stock Pralim LTD, qui avait remporté le marché d’approvisionnement des FAR (Forces armées royales), détrônant ainsi Nestlé Maroc, fournisseur traditionnel de l’armée avec sa marque phare, Nido. La marchandise en provenance des Emirats Arabes Unies devait en principe bénéficier d’une exonération de droits de douane en vertu de l’accord de libre-échange liant le Maroc à ce pays. Or, la douane a exigé, pour débloquer la marchandise, le paiement des droits de douane conséquents. La marchandise est donc toujours bloquée au port et, à l’heure où nous mettions sous presse, les responsables de Stock Pralim devaient être reçus au ministère du Commerce extérieur pour être définitivemet fixés.

Le scénario s’est reproduit, cette fois-ci avec des agro-industriels qui ont passé commande à Khalij Sucar, raffinerie de sucre émiratie basée à Dubaï. Ils pensaient bien faire. L’accord leur donne en effet la possibilité de demeurer localement compétitifs face aux biscuits et confiseries importés qui envahissent le marché, à des prix de 10 à 20 % moins élevés que ceux de leurs produits. Le kilo de sucre importé des EAU leur revient en effet à 2,50 DH contre 5,50 DH pour celui livré par la Cosumar. La joie des industriels a été de courte durée puisque les douanes ont eu leur propre lecture de l’accord et ont exigé d’eux qu’ils mettent la main à la poche. Taux appliqué : 120 %. Du coup, le prix de revient est passé de 2,50 à 5,80 DH. «Une façon artificielle de rendre le sucre importé moins compétitif que celui fourni par la Cosumar. L’objectif est de maintenir ce groupe en activité», tonne un opérateur dans la confiserie chocolaterie.

A travers ces décisions, le Maroc est-il en train de remettre en cause l’accord signé avec les EAU ? Le gouvernement souffle le chaud et le froid. «Nous ne pouvons pas signer un accord et le remettre en cause quelques mois après. J’ai moi-même tenu une longue réunion avec l’ambassadeur des Emirats au Maroc et nous avons discuté de l’applicabilité de cet accord. Je lui ai également rappelé l’urgence de réunir la commission technique prévue par l’accord», déclare à La Vie éco Salaheddine Mezouar, ministre du Commerce et de l’Industrie. Pour des raisons de calendrier, ajoute-t-il, les Emiratis ont sollicité un délai de six mois. Salaheddine Mezouar et Mustapha Mechahouri, son collègue du Commerce extérieur, ont réussi à fixer la date avant la fin de l’année.

En attendant cette réunion, la confusion persiste. Car, dans les deux cas, ceux du sucre et du lait, la douane a considéré que les produits importés ne répondaient pas à deux des conditions exigées par l’accord pour bénéficier de l’exonération : une valeur ajoutée produite localement (aux EAU) d’au moins 40 %, et un traitement en dehors de la zone franche de Jbel Ali. Or, à la surprise générale, les importateurs exhibent des documents attestant du contraire. Des pièces délivrées par le ministère de l’Economie et l’administration des ports émiratis établissent en effet que ces produits incorporent plus de 40 % de valeur ajoutée et ont effectivement été traités en dehors de la zone franche.

L’authenticité des documents est-elle remise en question ? «Je ne remets pas en cause le document délivré par les autorités de ce pays, mais nous ne faisons que suivre notre procédure de veille», explique le ministre du Commerce et de l’Industrie. Selon lui, les études réalisées par ses services et ceux de l’administration de la douane, dans le cas particulier du sucre et du lait, «démontrent que les Emiratis ne disposent pas de tous les intrants locaux capables de leur fournir une valeur ajoutée de 40 %, comme il est stipulé dans l’accord. Nous avons donc signalé notre réaction à l’autre partie et demandé le rétablissement des droits de douane jusqu’à la tenue de la réunion de la commission technique». Dans le cas particulier du sucre, la Cosumar oppose un argument technique clair.

Des exceptions pour le sucre et le blé ?

En attendant que la commission technique clarifie définitivement ces zones d’ombre, importateurs et industriels locaux croisent le fer. Les intérêts des deux parties divergent complètement. Et ce ne sont pas uniquement les filières sucrière et laitière qui sont concernées. La sonnette d’alarme a aussi été tirée par les producteurs de couscous et pâtes, de concentré de tomates, de jus et de confiserie et chocolaterie. Ces producteurs crient à la discrimination. Jamaleddine Mohamed, président de Tria, s’explique : «Nous ne sommes pas contre l’accord de libre-échange avec les Emirats mais réclamons plus d’équité. Le blé que nous importons est soumis à des droits de douane et celui produit localement est plus cher que les cours internationaux. Les importations de pâtes nous pénalisent forcément». Selon un membre de la fédération nationale de la minoterie, le dispositif fiscal discrimine la production nationale de produits transformés. «Les importations de blé sont soumises à un droit de douane de 115 % pour le blé tendre et 105 % pour le blé dur afin de protéger la production nationale de céréales. Le paradoxe est que l’on ouvre les frontières à des produits finis émiratis fabriqués eux-mêmes à partir de matière première en franchise de droits de douane».

Ce segment, comme celui de la confiserie chocolaterie, se trouve dans une situation pour le moins paradoxale. D’un côté, il est incapable de maintenir ses parts de marché locales. De l’autre, il arrive à se frayer un chemin à l’export grâce au système de l’admission temporaire.

Le gouvernement a-t-il péché par manque de vision économique lors de la conclusion de cet accord ? Y a-t-il eu des loupés, lors de son élaboration? A-t-on poussé la libéralisation trop loin ? Les décideurs s’en sont probablement rendu compte mais après coup. Les histoires du sucre, du lait, des pâtes et autres produits agroalimentaires l’ont en partie démontré.

Le ministre du Commerce affirme être parfaitement conscient du problème posé mais il tient à mettre en garde les industriels. «On ne peut maintenir des droits de douane disproportionnés sur les intrants pour protéger les intérêts de quelques-uns ou ceux d’une activité ou d’un produit particulier. Il faut faire en sorte que la protection cadre avec la politique d’ouverture du pays».

Pour cela, une commission multipartite, comprenant, en plus du département du Commerce, ceux des Finances, du Commerce extérieur ainsi que des cadres de la primature, a été constituée, et a déjà tenu plusieurs réunions. «Nous avons travaillé sur la liste des intrants qu’il faudra exonérer de droits de douane afin de créer une cohérence dans notre politique. La commission s’est fixé le premier trimestre 2006 comme échéance pour soumettre ses propositions». Mais, confirme le ministre, il y aura des exceptions compte tenu de la sensibilité de certains secteurs.

Des exceptions ? Salaheddine Mezouar ne pipera mot. Mais on peut aisément deviner les secteurs visés : les filières sucrière et céréalière devraient être les premières bénéficiaires de cette exception. D’ailleurs, le ministre ne fait pas dans la demi-mesure lorsqu’il s’agit d’évoquer le cas de la Cosumar. «Ce groupe a un plan et une stratégie claire. Il faut lui donner une visibilité pour qu’il puisse appliquer sa stratégie et ne soit pas prisonnier, en amont [ndlr: en s’approvisionnant chez les agriculteurs], et en aval [ndlr: en se soumettant à la concurrence internationale]».

Plusieurs observateurs n’hésitent d’ailleurs pas à dire que sans cette garantie de l’Etat, la Cosumar ne se serait jamais aventurée à racheter,en août dernier, quatre sucreries pour la bagatelle de 1,3 milliard de DH et à s’engager dans un projet d’investissement de 1,6 milliard de DH. De l’avis d’un opérateur dans la chocolaterie-confiserie, ouvrir les frontières pour l’importation de sucre reviendrait à signer l’arrêt de mort de la Cosumar. «Les sucreries nationales ne tiendront pas plus de trois mois». Et pour cause, elles sont, pour des impératifs sociaux, tenues de s’approvisionner auprès d’agriculteurs loin de pouvoir fournir une matière première compétitive.

Le Maroc se retrouve donc face à un double problème. D’une part, ouvrir les frontières pour l’importation de sucre raffiné ou encore du blé revient à condamner des dizaines de milliers d’agriculteurs qui vivent de la canne et betterave à sucre (80 000 agriculteurs) et du blé. D’autre part, obliger, par le jeu des tarifs douaniers, les industriels à s’approvisionner en intrants locaux à des prix non compétitifs revient à pénaliser des secteurs employant également des milliers d’ouvriers.

Où est la solution ? L’accord avec les Emirats Arabes Unis n’avait pas prévu, contrairement à celui conclu avec les Etats-Unis, une exception agricole. La parade semble trouvée : la clause de sauvegarde de la production nationale. «Nous sommes en droit, en cas d’importations massives d’un produit donné, qui met en danger la production nationale, conformément aux dispositions des accords de l’OMC, d’activer la clause de sauvegarde de la production nationale», note Mostafa Mechahouri, ministre du Commerce extérieur. Ce qu’on ne dit pas, c’est que la clause de sauvegarde ne joue que pour trois années, quatre au plus. Et ensuite ? Quid des autres accords ? Demain, ce sera au tour des produits jordaniens, tunisiens et égyptiens, d’envahir le marché en vertu de l’accord d’Agadir. Ont-ils été mieux négociés ?


 source: La Vie éco