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Plaidoyer pour une «exception agricole» française

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Libération | 8 février 2016

Plaidoyer pour une «exception agricole» française

Par François Collart-Dutilleul

Longtemps, la politique agricole commune et les subventions ont permis la cohabitation d’une logique sociale et libérale. Maintenant, il faut rebâtir un droit qui prenne en compte les spécificités des agricultures que nous voulons maintenir sur le modèle de l’exception culturelle.

Si, pendant cinquante ans, l’Europe s’est réellement intéressée au développement de l’agriculture à l’intérieur de son espace avec la politique agricole commune (PAC), elle est désormais centrée sur le développement du commerce agroalimentaire au-delà de ses frontières. Avant, pour les paysans confrontés aux grands marchés, la PAC était une vraie protection. Maintenant, confrontés à ces mêmes marchés, l’Europe ne leur offre plus que la solution du marché !

Après le choix d’une souveraineté alimentaire européenne, l’Europe fait celui d’un approvisionnement largement issu de l’extérieur. On trouve des produits agricoles partout dans le monde et le commerce international permet de ne manquer de rien. Avec l’industrie et le commerce, l’Europe choisit donc la libéralisation toujours plus grande des marchés internationaux. Comme elle ne peut pas espérer réaliser cela par l’OMC, bloquée par la règle de l’unanimité, elle suit les Etats-Unis en négociant par poignées des traités bilatéraux de libre commerce avec des pays ou des régions développés mais aussi, bien qu’à des conditions différentes, avec les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, qui se font tirer l’oreille pour signer.

Cette politique affaiblira l’agriculture familiale, l’agriculture paysanne et, probablement, l’agroécologie que, de son côté, la France dit vouloir développer. Car si nos agriculteurs veulent survivre à ce nouveau cap européen, ils devront passer à l’agriculture massive, industrielle et financiarisée.

En même temps, cette nouvelle politique européenne tend plus à supprimer les distorsions de concurrence avec les pays non européens qu’à l’intérieur de l’Union. Dans les traités de libre commerce, on vise à uniformiser toutes les normes de production et de commercialisation, plutôt vers le bas, et pas seulement le fameux «poulet au chlore». Ce sont toutes les disparités que les négociateurs débusquent en catimini, comme si la transparence et la contestation sociale étaient des maladies dont il fallait prémunir les citoyens européens.

En revanche, les distorsions de concurrence au sein de l’Union perdurent. Si le marché européen reste «unique», les normes environnementales, sociales, fiscales, elles, ne le sont pas. Mais peu à peu, les pays européens les plus protecteurs finiront par baisser le niveau de leurs normes pour que leurs exploitants restent compétitifs. C’est bien ce qui peut se passer lorsque les éleveurs français de porc demandent à l’Etat de réduire les normes environnementales qui leur sont applicables et les charges sociales. On les comprend, même si ce n’est pas une solution durable. L’Europe a même fait plus en 2015 en transférant aux Etats la décision d’interdire la production OGM sur leur territoire. Cela va créer de nouvelles disparités intracommunautaires qui, à plus ou moins brève échéance, contraindront tous les pays européens à accepter les OGM s’ils ne veulent pas perdre des marchés.

Les effets de ces politiques européennes sont grossis par le fait que le secteur agroalimentaire est partagé entre une logique sociale pour l’agriculture, déclenchée par le droit rural et les anciennes PAC, et une logique libérale et concurrentielle du côté de l’industrie et de la distribution, que met en œuvre le droit des affaires. Jusqu’à présent, la PAC et les subventions faisaient tampon entre ces deux logiques. Mais, avec la réduction des subventions et leur découplage de la production, les deux logiques s’opposent de plus en plus frontalement, et c’est très précisément ce que manifestent les crises du lait, du porc et d’autres à venir.

Les paysans non préparés se retrouvent sur de grands marchés où il y a un déséquilibre considérable entre les armes juridiques quasi inexistantes du droit rural et celles autrement puissantes du droit des affaires. En 2006, certes, on a donné aux agriculteurs quelques outils juridiques tirés du droit commercial. Mais ce sont ceux dont disposait le petit commerce lorsqu’il a voulu se défendre face à la montée de la grande distribution. On sait avec quel résultat.

Dès lors, que faire pour régler les crises dans le monde agricole ? Faut-il chercher le modèle dans le monde paysan de l’agroécologie, des agricultures «non conventionnelles» et des discours entendus lors de la COP 21, ou bien plutôt dans des fermes financiarisées, pilotées par des investisseurs, et qui gèrent un nombre toujours plus grand de veaux, de vaches, de cochons, de couvées ?

En réalité, nous avons besoin d’agriculteurs nombreux et d’agricultures diverses.

Les agriculteurs et les éleveurs ont besoin qu’on invente pour eux à la fois «un droit rural de l’agriculture paysanne de qualité» et «un droit agricole de la valeur ajoutée». Ils ont besoin de pouvoir se regrouper sans encourir le reproche «d’entente» venant de Bruxelles ou de Paris. Ils ont besoin de voir leurs intérêts respectés dans les contrats qu’ils concluent avec l’industrie et la distribution, besoin d’un droit des marchés publics plus ouvertement favorable aux produits locaux de qualité, besoin de politiques agricoles locales innovantes (installation, restauration collective…), d’un droit du commerce local et national pensé avec autant de soins que l’est celui du commerce international. Ils ont besoin d’un droit de la consommation qui permette aux «consommateurs mangeurs» d’être bien informés pour pouvoir agir comme des «consommateurs citoyens» (origine, technologies…).

Et pour les agriculteurs industriels qui préfèrent les marchés internationaux, il faut penser, hors du droit rural, les moyens d’une concurrence et d’un droit des affaires libérés.

Au fond, la coexistence d’agricultures diversifiées impose qu’on révise profondément le droit qu’on leur applique, avec deux conditions. La première concerne les chercheurs en sciences sociales. Il ne faut plus s’en tenir à la monodisciplinarité où les économistes font de l’économétrie et les juristes du droit positif, les uns et les autres au service du système qui génère les crises. Il faut des mesures fortes d’incitation à la transdisciplinarité. Au sein du monde de la recherche, il faut à la fois des juristes qui regardent la loi avec le monde en tête, et d’autres qui regardent le monde avec la loi en tête. Les premiers sont des as du solfège juridique, et nous n’en manquons pas. Mais il en faut aussi qui explorent les musiques du droit avec d’autres disciplines, avec des instruments et dans des genres différents, et même avec des méthodes non conventionnelles. Ce sera une petite révolution dans le milieu des juristes chercheurs, qui est très en retard à cet égard, à tous les étages, depuis la base jusqu’aux instances européennes de la recherche. C’est absolument essentiel.

La seconde condition est de penser le droit des agricultures sur la base d’une sorte «d’exception agricole» dans le paysage uniforme du libre-échange, un peu sur le modèle de «l’exception culturelle». Si nos écrans nous donnent à voir le monde du cinéma international, notamment américain, ils laissent tout autant place au cinéma français et aux cultures minoritaires. Comment penser le droit pour que puissent coexister et s’épanouir différentes agricultures, industrielle, familiale, technologique, paysanne, exportatrice, locale ? Les voies juridiques existent. Tout le monde serait gagnant, de la fourche à la fourchette. Et il est plus que temps de s’y mettre ! Si l’agriculture nous offre Star Wars sans Rives et la Famille Bélier, au bout, on aura le Titanic.


 source: Libération