Le Soir | 6 janvier 2023
Un montage passant par la Belgique pour échapper à l’impôt recalé
Le Tribunal arbitral international a statué sur un différend opposant le fonds d’investissement Lone Star à la Corée du Sud. Si la dixième puissance mondiale est condamnée sur un volet du dossier, les arbitres confirment que le montage fiscal réalisé par le fonds américain avait pour unique objectif d’échapper à l’imposition.
Par Julien Bialas
Il aura fallu près de dix ans pour que le Tribunal arbitral international rende sa sentence sur le litige opposant six entreprises belges et une luxembourgeoise (toutes des filiales du fonds américain d’investissement Lone Star) à la Corée du Sud. Ce verdict marque un tournant important (certainement définitif, l’arbitrage international ne prévoyant pas d’appel) dans cette affaire politico-financière aux accents belges.
L’histoire – expliquée précédemment par Le Soir – démarre au début du XXIe siècle. Lone Star investit massivement en Corée et acquiert entre autres la KEB, une banque coréenne qui semble au plus mal. Ces investissements sont entrepris via des holdings belges. Ce choix s’explique par l’existence d’une convention fiscale belgo-coréenne très avantageuse. Elle permet la taxation des dividendes au taux coréen (moins élevé) et offre (pour faire simple) une exonération complète des plus-values sur la vente d’actions.
Les relations entre le fonds d’investissement et la dixième puissance mondiale vont cependant vite se dégrader. Alors que la KEB se redresse et que des bénéfices sont dégagés, Lone Star cherche à vendre la banque en 2007. Malgré l’intérêt de plusieurs investisseurs, les régulateurs coréens qui doivent valider la transaction temporisent. Car la résurrection de la KEB a éveillé les soupçons. En Corée, le fonds est perçu comme un vautour venu se nourrir et dégager de gros bénéfices avant de déserter le pays. Les régulateurs veulent attendre le dénouement de procédures judiciaires. Après une condamnation pour manipulation d’actions lors du rachat d’une entreprise de cartes de crédit, Lone Star réussit finalement à vendre la KEB au groupe Hana, mais à un prix bien inférieur qu’espéré. Dans ses comptes annuels, la société belge annonce cependant une plus-value de 1,26 milliard d’euros.
L’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais pour Lone Star, la Corée a nui à ses activités en retardant la vente de la KEB. Le fonds d’investissement conteste également la non-application de la convention fiscale belgo-coréenne. Le préjudice est estimé par l’entreprise à 4,7 milliards de dollars. Le 21 novembre 2012, le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (Cirdi) – principal organe dédié au règlement des litiges opposant une entreprise étrangère à un Etat – est saisi. Une institution devant laquelle des traités bilatéraux (indépendants et différents de la convention fiscale) signés entre des pays font loi.
La Corée condamnée
Après dix ans de procédure durant lesquels des dizaines d’avocats des plus prestigieux cabinets se sont succédé pour plaider la cause de leur client, la sentence arbitrale est tombée en octobre dernier. Sur les 4,7 milliards demandés, Lone Star perçoit « seulement » 216,5 millions. Une victoire limitée en raison, notamment, de la faible protection offerte par le traité bilatéral en application à l’époque de certains faits. « En pratique, ce sont souvent les aspects fiscaux qui priment dans les décisions des investisseurs quant à la structure de leurs investissements internationaux. La possibilité d’être protégé par un traité bilatéral est alors secondaire », analyse Bruno Hardy, avocat spécialisé en arbitrage international. « Dans cette affaire, on peut penser que la structure de Lone Star a été pensée pour des raisons fiscales. La protection des traités bilatéraux n’a visiblement pas été la priorité. »
La Corée est cependant jugée en partie responsable d’une perte de 433 millions de dollars enregistrée à la suite de la réduction de prix appliquée lors du rachat de la KEB par la banque Hana. Pour la majorité des arbitres, les régulateurs coréens ont outrepassé leurs compétences en faisant pression sur les acteurs pour obtenir une baisse de prix qui permettait de satisfaire l’opinion publique et la classe politique, hostiles à l’idée que Lone Star quitte le pays avec de gros bénéfices. Les régulateurs n’ont pas traité de manière « juste et équitable » Lone Star, peut-on lire dans le prononcé. Mais la Corée du Sud n’est jugée qu’à moitié responsable de cette perte (d’où les 216,5 millions) – l’autre moitié étant mise à charge de Lone Star. Les arbitres estiment que la condamnation du fonds dans le dossier des cartes bancaires a contribué à cette baisse de prix.
Les holdings belges étaient des boîtes aux lettres
Reste le second volet du dossier : la politique coréenne d’imposition à l’encontre de Lone Star. Le fisc coréen a toujours refusé d’honorer la convention fiscale entre la Corée et la Belgique sur base du principe substance over form – qui fait primer la substance économique sur la forme juridique. Pour la Corée, les holdings créées par Lone Star à Bruxelles avaient un seul objectif : éviter l’impôt coréen. Par conséquent, les autorités ont décidé de ne pas appliquer la convention en taxant le fonds d’investissement de manière bien moins favorable. Une analyse que contestait Lone Star.
Ici, le fonds d’investissement a été débouté. Bien que les arbitres n’aient pas de compétence directe pour se prononcer sur le « fond » du volet fiscal, le tribunal a confirmé les décisions du fisc et des juges coréens (qui avaient eu l’occasion de juger l’affaire précédemment). « Les véhicules d’investissement belges (de Lone Star, NDLR) ont été créés exclusivement à des fins d’optimisation fiscale (…). Ces structures n’avaient pas d’objectif commercial indépendant ou n’exerçaient pas d’activités commerciales importantes », écrit le tribunal arbitral, qui constate que le « traitement fiscal n’a violé ni les normes nationales ni les normes internationales ».
Le fonds d’investissement a bien essayé de contrer les accusations d’évasion fiscale en apportant des éléments censés démontrer une véritable activité en Belgique. Mais ni la photo des anciens employés devant leur bureau bruxellois ni les certificats du ministère des Finances indiquant que les holdings sont d’authentiques sociétés belges n’ont convaincu les arbitres.
« Le montage mis en place par Lone Star, on en voyait beaucoup au début du XXIe siècle », commente Denis-Emmanuel Philippe, avocat fiscaliste chez Bloom Tax. « Mais la donne a complètement changé. Aujourd’hui, interposer des holdings à des fins purement fiscales, c’est casse-cou. » Pour l’avocat, l’affaire LuxLeaks a servi d’électrochoc et des mesures anti-abus ont été instaurées sur la scène internationale (au niveau de l’OCDE). « Lorsqu’une holding est dépourvue d’infrastructure locale et qu’elle est utilisée à des fins purement fiscales, le risque d’une remise en cause du montage par le fisc est réel. Afin d’éviter cet écueil, il faut que la holding ait une véritable activité économique, ce qui pourrait être par exemple le cas s’il s’agit d’une véritable plateforme d’investissement. »
Contactée par Le Soir, Lone Star se dit « satisfaite que le tribunal nous a donné raison » dans leur combat face aux régulateurs coréens. « Bien qu’insuffisante au regard des dommages causés par la faute grave de la Corée, cette décision de justice attribue une importante indemnisation en faveur de Lone Star et de ses investisseurs. » Cette affaire n’a, en tout cas, pas fait fuir l’entreprise de Belgique. Deux nouvelles filiales du fonds américain ont vu le jour ces derniers mois à Wavre.