Le rapport du gouvernement canadien faussé dès le départ
En restreignant la portée du rapport sur l’ALE Canada-Colombie aux réductions tarifaires et aux échanges commerciaux, le gouvernement du Canada évite de devoir rendre des comptes à propos d’enjeux litigieux, comme les agressions, menaces et meurtres dont sont victimes des membres des communautés autochtones sur de nombreuses terres destinées à l’exploitation des richesses naturelles, y compris celles monopolisées par des sociétés canadiennes. Photo : Alvaro Inostroza Agence France-Presse

Le Devoir | 16 juin 2014

Le rapport du gouvernement canadien faussé dès le départ

Bill Fairbairn et Tara Ward - Coprésidents du Groupe d’orientation politique pour les Amériques

En restreignant la portée du rapport sur l’ALE Canada-Colombie aux réductions tarifaires et aux échanges commerciaux, le gouvernement du Canada évite de devoir rendre des comptes à propos d’enjeux litigieux, comme les agressions, menaces et meurtres dont sont victimes des membres des communautés autochtones sur de nombreuses terres destinées à l’exploitation des richesses naturelles, y compris celles monopolisées par des sociétés canadiennes.

Pour la troisième année consécutive, le gouvernement canadien a failli à ses obligations juridiques de prendre en compte les répercussions humaines de l’Accord de libre-échange Canada-Colombie. Le rapport de cette année mentionne à peine la situation des droits de la personne en Colombie, lieu d’un conflit armé qui dure depuis 50 ans et qui a coûté la vie à au moins 220 000 Colombiens, des civils pour la plupart. Le rapport passe sous silence les agressions répétées qui prennent des vies et des territoires, particulièrement dans les régions convoitées pour leur potentiel économique par des tierces parties. Ce climat a forcé le déplacement de 5,7 millions d’habitants ; il s’agit du plus grand déplacement causé par la violence au monde, après celui observé en Syrie.

Le rapport du gouvernement se concentre plutôt obstinément sur les réductions tarifaires et les échanges commerciaux, et ignore complètement les liens entre les investissements et les droits de la personne. Le gouvernement conclut qu’« il est impossible d’établir un lien direct entre l’ALE Canada-Colombie et la situation des droits de la personne en Colombie ».

Les organisations de la société civile (OSC) soupçonnent le gouvernement fédéral de n’avoir jamais eu l’intention d’analyser sérieusement les répercussions de l’ALE sur les droits de la personne. Les OSC considèrent en outre que le processus de rapport actuel s’est révélé un substitut inutile et vide à ce qu’elles avaient réclamé lors des négociations de l’accord : soit une étude d’impact sur les droits de la personne indépendante, impartiale et complète.

En effet, le Rapport annuel sur les droits de l’homme et le libre-échange du gouvernement canadien ne respecte pas la méthodologie décrite dans les Principes directeurs applicables aux études de l’impact des accords de commerce et d’investissement sur les droits de l’homme de l’ONU. Conformément à ces principes, de telles études doivent : être menées par un groupe de spécialistes indépendants du pouvoir exécutif qui négocie, ou a négocié, les termes d’un accord commercial ou d’un accord d’investissement ; employer une méthodologie non discriminatoire ; promouvoir la participation ouverte ; être menées en toute transparence ; exiger des parties intéressées qu’elles rendent des comptes.

Les trois rapports du Canada sur les droits de la personne et l’accord de libre-échange avec la Colombie ne sont ni indépendants ni transparents, et n’accordent qu’une place superficielle aux observateurs externes.

En 2012, le premier rapport exposait quelques principes méthodologiques utiles à suivre au cours des années suivantes, dont une analyse des droits de la personne touchés par l’ensemble des secteurs économiques visés par l’ALE, y compris l’industrie extractive. Pourtant, aucune analyse du genre n’a été publiée à ce jour. Les rapports ultérieurs du gouvernement canadien indiquent que les investissements étrangers ne relèvent pas du cadre du rapport, malgré le fait que la protection des investissements constitue un élément fondamental de l’ALE. En témoignent ses dispositions similaires à celles de l’ALENA, qui permettent aux investisseurs de poursuivre le gouvernement colombien devant les tribunaux internationaux.

En restreignant la portée du rapport aux réductions tarifaires et aux échanges commerciaux, le gouvernement du Canada évite de devoir rendre des comptes à propos d’enjeux litigieux.

Par exemple, sur de nombreuses terres destinées à l’exploitation des richesses naturelles, y compris celles monopolisées par des sociétés canadiennes, les communautés autochtones et afro-colombiennes sont continuellement l’objet de menaces, d’agressions et de meurtres. En 2009, la plus haute cour colombienne a fait valoir que plus du tiers des peuples autochtones du pays risque l’annihilation physique et culturelle en raison des conflits armés, des déplacements forcés et de l’usurpation des terres pour des mégaprojets, notamment ceux axés sur l’exploitation des richesses naturelles. Pourtant, le gouvernement fédéral colombien a pris soin d’éviter de demander des comptes aux entreprises extractives profitant de l’ALE, soit 42 sociétés inscrites à la Bourse de Toronto dont les activités touchent principalement l’exploration aurifère et minière ainsi que Pacific Rubiales, la plus grande pétrolière détenue par des intérêts étrangers en Colombie.

Autre inquiétude croissante : le sort toujours plus précaire des syndicalistes. En 2013, 26 activistes et chefs syndicaux ont été assassinés, soit 4 de plus qu’en 2012. L’an dernier, les syndicalistes ont été l’objet de plus de 200 autres attaques, menaces et enlèvements. Les mines et les carrières représentent les secteurs les plus touchés. Malgré l’Accord de coopération dans le domaine du travail, une entente parallèle, le rapport du gouvernement canadien fait silence sur cette crise.

Le prétendu processus de consultation auprès des intervenants pour le rapport de cette année ressemble en tous points à celui de l’an dernier. Un appel public a été discrètement affiché sur le site Web du ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement (MAECD), mais l’échéance pour participer a été fixée à seulement six jours ouvrables. Bien entendu, ce délai dérisoire n’a pas favorisé le dépôt de mémoires. Qui plus est, l’annonce du processus de consultation n’a pas été rendue publique ni publiée en espagnol, ce qui a eu pour effet d’empêcher toute participation significative de la société civile et des collectivités colombiennes directement touchées par le commerce et les investissements canadiens.

Les processus d’établissement de rapports du gouvernement canadien, parce que foncièrement déficients, se révèlent aujourd’hui comme étant une partie intégrante du problème plutôt que de la solution. Ces processus auront produit trois rapports vides, qui négligent avec complaisance la crise manifeste en Colombie, qui refusent d’examiner les liens entre cette crise et les intérêts privés canadiens et qui ne font que démontrer l’absence de mécanismes efficaces qui forceraient le gouvernement canadien à rendre des comptes quant à ses responsabilités en matière de droits de la personne dans la négociation de tels accords. Au vu de cette situation troublante, il y a certainement lieu d’être qu’inquiet à propos de l’Accord de libre-échange Canada-Honduras que tente de mettre en place le gouvernement, d’autant plus que la situation désastreuse des droits de la personne au Honduras est très similaire à celle qui prévaut en Colombie.

source : Le Devoir

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