Une « réforme agraire durable » d’inspiration cubaine pour contrer l’ALECA, destruction programmée de l’agriculture tunisienne par l’Union Européenne

Le Grand Soir | 23 août 2018

Une « réforme agraire durable » d’inspiration cubaine pour contrer l’ALECA, destruction programmée de l’agriculture tunisienne par l’Union Européenne

par Guillaume SUING

Compte rendu d’une conférence-débat avec des petits paysans organisée à Tebourba (Tunisie) par "Millions de Femmes Rurales" (Via Campesina Maghreb)

Qui veut comprendre à quel point l’Union Européenne est un impérialisme tout aussi prédateur que son demi-allié d’outre-Atlantique, se penchera avec intérêt sur l’Accord de Libre Echange Complet et Approfondi (ALECA) (1) avec la Tunisie. Cette parodie de « négociation » ouverte par l’UE avec son proconsul de l’époque Benali sur le dos du peuple a inauguré en 1995 le démantèlement progressif du secteur public tunisien, en particulier des « archaïques » et « peu compétitifs » systèmes de santé et d’éducation qui en faisaient la fierté, ainsi que les vestiges d’une réforme agraire déjà largement sabotée depuis Bourguiba.

L’application des normes européennes en Tunisie a été si brutale et catastrophique que les révoltes populaires de janvier 2011 elles-mêmes n’y étaient pas étrangères, en particulier sur la question de l’insupportable chômage de masse qu’elles ont engendré surtout dans les régions reléguées de l’intérieur : Ce qu’on a naïvement appelé « révolution de Jasmin » en France et en Europe, avait incontestablement une dimension sociale autant que démocratique... ce qui n’a pas empêché les faux ennemis (aujourd’hui unis) qui ont successivement remplacé le dictateur déchu, Frères Musulmans (Ennahdha) puis Nidaa Tounes (recyclage du RCD bénaliste), de rouvrir avidement les « négociations » avec Bruxelles, en 2013 puis aujourd’hui en 2018.

« Bruxelles », depuis la Tunisie où la quasi-totalité du tissu économique est dominée par les « investisseurs » français, c’est en fait « Paris », soyons clairs : L’Union Européenne est un club de bourgeoisies plus fortes ensemble que séparées pour écraser les pays émergents ou étouffer dans l’œuf leur potentielle concurrence. Et nous voyons précisément dans l’exemple tunisien comment l’impérialisme UE-Français maintient de fait l’économie dans un sous-développement semi-féodal, en particulier dans le secteur agricole où il traite exclusivement avec les grandes mafias de la bourgeoisie compradore, toujours détentrices de la majorité des terres cultivables tunisiennes comme à la grande époque de la colonisation française. La plupart des petits paysans sont en fait comme souvent dans les pays du « Sud » des ouvriers agricoles sans terres ou en passe de le redevenir...

Au-delà de quelques phrases de principe sur l’écologie et le développement durable comme c’est l’usage chez nous, l’ALECA est bien une entreprise visant à « mettre en concurrence » le frêle marché tunisien avec le géant prédateur européen, et en particulier à détruire ce qui reste de l’agriculture tunisienne sous le poids de la PAC européenne hyper-subventionnée. Il s’agit d’une course de vitesse où les ex-colons veulent rouvrir, après le malheureux « incident » de 2011, le chantier de la soumission économique totale du pays à l’UE et en particulier à la France, avec la complicité d’un appareil d’Etat qui n’a, depuis Bourguiba, jamais coupé le cordon avec elle. Une course de vitesse où il faut répondre d’urgence, après les dernières crises financières mondiales, à la tentation tunisienne de développer le partenariat avec la Chine : Quand la France y sous-traite encore son marché des services pour des salaires de misère ou partage le butin de la sueur des sans-terres (et sans machines agricoles) avec les grands propriétaires terriens féodaux, la Chine quant à elle construit la grande station d’épuration des eaux usées de Sousse, le complexe hospitalier géant de Sfax dans le sud, un barrage hydroélectrique sur l’Oued Mellag, un centre de jeunesse et des sports à Ben Arous... Or c’est clairement cela que l’impérialisme français et européen veut éviter : que ses états vassaux sortent du sous-développement. Leur docilité politique vient de leur dépendance économique, et celle-ci vient de leur sous-développement « prémédité » par la France, L’UE, les USA, et leurs agents locaux.

Pour rester « concurrentiel », l’Etat tunisien privatisera, après un long prologue de sabotage économique, la compagnie Tunisair et finira de détruire le système universitaire, écrasé sous le poids des mille universités privées sur mesure financées directement par les grandes familles de la bourgeoisie nationale, et dont les affiches publicitaires sont désormais omniprésentes dans les grandes agglomérations. La relégation des régions pauvres de l’intérieur (foyers des grandes révoltes populaires en 1984, 2008 et 2011) s’aggravera encore au profit des régions choyées de la côte où s’épanouissent les touristes, les colons et leurs admirateurs locaux, régions où s’effectueront la totalité des investissements européens aux dépends du reste du pays sur le plan budgétaire. Mais c’est peut-être sur la question agricole que la bombe ALECA fera le plus de dégâts...

Une agriculture au bord du gouffre

L’ALECA ce sont d’abord des promesses d’achat sur certaines marchandises avec contreparties (subies par le peuple). Dans le « grand magasin » de la mondialisation, on asphyxiera la production tunisienne d’orange face au leader espagnol subventionné, mais on achètera peut être les fraises tunisiennes, plus que les céréales, déjà produites ailleurs et pourtant centrale dans l’alimentation des tunisiens. En d’autres termes la dépendance aux importations d’aliments et en particulier de céréales (farine, semoule, dont les prix sont jusqu’à présent encore relativement fixés contre l’inflation galopante) augmentera pendant que les paysans produiront pour l’export des aliments qu’ils n’ont pas choisi souverainement.

Or, face à la pénurie chronique d’eau (aggravée par le réchauffement climatique), l’irrigation des uns prive d’autant d’eau les autres, petits producteurs d’une agriculture vivrière et tournés vers le marché intérieur et la sécurité alimentaire... Que demandent les chantres européens des droits de l’homme et de l’environnement à la Tunisie ? De spécialiser et de mécaniser drastiquement quelques cultures pour produire toujours plus (comment produire plus vite si ce n’est avec des pesticides et des engrais chimiques ?) tout en supprimant le reste des cultures vivrières destinées aux tunisiens et produites par la paysannerie petite et moyenne. Autant dire une véritable catastrophe programmée dans un pays où plus de 10% du PIB est encore agricole (à peine 1% en France), et où 15% des tunisiens travaillent la terre (3% en France).

Jemna ; une expérience coopérative d’avant garde

C’est dans ce contexte qu’on peut percevoir quelles sont les véritables revendications paysannes de la Tunisie et à quel point elles soulignent le poids de l’impérialisme français – européen. Une conférence-débat (2) a réuni au mois d’août des petits paysans de la région de Tebourba près de Tunis, à l’invitation de l’association « Million de femmes rurales » (association affiliée à l’Internationale Via Campesina) autour du thème de l’agriculture populaire, patriotique et écologique.

Bien sur la lutte d’avant-garde des oasis de Jemna, bien connue de tous les tunisiens ces dernières années, a été évoquée : A la fois pour ses succès incontestables, mais aussi pour les impasses qui semblent surgir aujourd’hui par essoufflement face à la campagne perpétuelle de diabolisation médiatique, de criminalisation juridique, et de récupération politique. Par le jeu des solidarités locales et communautaires, les travailleurs des palmeraies de Jemna avaient occupé leurs terres en 2011 durant des mois pour exiger leur restitution par l’Etat. Ces terres avaient été « cédées » en 56, puis reprises par des propriétaires terriens par un jeu de corruption et de flou juridique autour de cette frauduleuse « réforme agraire » rapidement stoppée par Bourguiba au profit d’autres moyens, plus « libéraux », pour « moderniser le pays » dans les années 60.

La récupération victorieuse des oasis à Jemna à généré du travail pour tous, et des revenus qui ont servi à acheter une ambulance, construire une école, un marché couvert, un stade, etc. L’argent qui ne part pas dans les poches percées de la bourgeoisie tunisienne permet bien des choses pour améliorer le quotidien des habitants et développer l’emploi, et ils ne sont pas prêts d’oublier cet enseignement fondamental... Mais l’expérience n’a pas fait « tâche d’huile » et tout a été fait en direction des paysans tunisiens pour briser le mouvement : Chantages, répression policière, harcèlement juridique, pression et promesses démagogiques.

Une expérience avortée à Tebourba

A Chawed, dans la campagne de Tebourba, une histoire similaire s’est soldée tout autrement : Les paysans évoquent, lors de cette réunion, leur ancienne coopérative de 1000 hectares, chèrement payée à l’Etat dans les années 70. En 1991 sous Benali, la police est venue expulser les travailleurs pour donner la terre à un « investisseur » tunisien. La police a d’ailleurs attendu à cette époque que le dur travail saisonnier soit achevé pour jeter les paysans à la rue sans dédommagements (et en prison pour certains !) et saisir la récolte à peu de frais... Jusqu’à 2011, ce propriétaire terrien employait seulement quatre personnes pour y élever... des chevaux ! L’occupation des paysans voulant récupérer leur dû a duré 7 mois en 2013, mais ils sont aujourd’hui « hors la loi » et vivent chaque jour sous la menace d’une expulsion policière. L’Etat veut récupérer les terres, on s’en doute, comme partout où subsistent de telles revendications, et n’hésite pas à contraindre les paysans par tous les moyens. Un pressoir à olive qui faisait vivre plusieurs familles vient d’être détruit sous leurs yeux. Mais la pression majeure sur laquelle l’Etat peut jouer à tout moment est bien évidemment... l’eau. Pour contraindre les petits paysans propriétaires à vendre leur terre, ces robinets sont l’arme essentielle des grands propriétaires et de leurs relais dans l’Etat.

La prochaine « guerre de l’eau » sur laquelle insiste la journaliste et syndicaliste Amel Chahed, présente au débat, n’est d’ailleurs pas qu’une arme de dissuasion. C’est aussi une ressource limitée qui, face aux désordres climatiques, devient de plus en plus stratégique. En Tunisie, les grandes exploitations agricoles consomment non seulement énormément de pesticides (sur le modèle européen) mais aussi des quantités gigantesques d’eau, auxquelles les petites productions vivrières n’ont plus accès, puisque les canalisations sont sous le contrôle de l’Etat. Le secteur du tourisme, qu’on sait d’ailleurs particulièrement fragile et dépendant surtout en période de terrorisme, consommerait à lui seul au moins 30% de l’eau disponible en Tunisie selon un étudiant présent à la réunion. Or le tourisme renforce la dépendance à l’impérialisme autant que l’agriculture vivrière permet d’y résister en assurant l’autosuffisance alimentaire nationale.

Même dans les fermes qui ne sont pas menacées par l’Etat, la production suit des normes imposées par l’étranger. Un jeune camarade explique que pour produire « bio » pour le marché intérieur, le pays ne lui donne accès à aucune semence « saine » (interdites par l’agrobuziness) et que les maigres tentatives de polyculture écologique est sous étroite surveillance policière : Il faut éviter à tout prix les dissidences au modèle intensif et surproductif imposé par l’UE et la France pour l’exportation. Les plantes endémiques ou traditionnelles, interdites par le catalogue Monsanto, sont pourtant bien moins consommatrices d’eau (exemple cité de la pastèque tunisienne) que leurs homologues sélectionnées en Occident pour l’agriculture intensive (productives mais fragiles). Or, si les enfants des paysans pauvres fuient leurs conditions et partent vers les villes, comme le rappelle un militant associatif engagé localement dans le développement la conscience de classe chez ces jeunes, d’autres jeunes plus aisés peuvent revenir au travail de la terre à condition d’y mettre en œuvre des méthodes agroécologiques plus gratifiantes et saines. L’administration les en dissuade toujours vivement.

Tous les paysans jusqu’à ceux de Jemna dont c’est pourtant le projet à terme, pointent l’impossibilité d’arrêter les pesticides dans les productions tunisiennes (qui en consomment une quantité considérable) : L’arrêt pur et simple, sans compensation ni aide technique et agronomique de l’Etat, provoquerait des pertes sèches économiquement insurmontables.

Cuba, une source d’inspiration

On peut inscrire au cœur de toutes ces revendications et attentes des petits paysans tunisiens les incontestables avancées de l’agroécologie cubaine : Cuba est un pays socialiste qui depuis les années 90 fournit aux travailleurs de la terre les moyens d’une alphabétisation conséquente et l’aide d’une science agronomique avancée, véritable alternative à l’agriculture intensive, appuyée par des savants et techniciens au fait des caractéristiques pédologiques et climatiques du pays (3).

L’agroécologie cubaine ne se borne pas à « aider » les paysans dans cette transition agroécologique, seule politique à même d’assurer la sécurité alimentaire des habitants et conséquemment l’indépendance nationale vis-à-vis de l’impérialisme et de son agrobuziness : elle permet encore aux paysans de revenir à ses savoir-faire traditionnels et surtout ses semences endémiques, adaptées aux climats locaux et peu consommateurs d’eau. L’agroécologie est enfin connue pour ses capacités de résilience, face aux plantes productives mais fragiles préconisées par les Bayer-Monsanto, pendant les années de sécheresse par exemple.

La terre aux paysans qui la travaillent !

Si l’Etat tunisien est objectivement un frein à l’exigence de réforme agraire et à la lutte contre l’agriculture intensive destructrice des sols à terme, L’Etat cubain en revanche, représentant le peuple lui-même et propriétaire des terres, leur fournit sans loyer des surfaces à cultiver collectivement, où les communautés paysannes peuvent investir et augmenter leurs productions sans la prédation impérialiste que subit la paysannerie tunisienne. Il favorise et renforce, et c’est sans doute le plus important, un syndicat de petits paysans, libre des grands latifundiaires, capable d’organiser les paysans dans tous les recoins du territoire national pour l’échange de savoirs et de savoir-faire (4). En Tunisie l’absence de tels syndicats renforce mécaniquement le poids des syndicats de gros propriétaires dans les campagnes et annihile la nécessaire lutte de classe en faveur d’une véritable réforme agraire. Si l’expérience « kolkhosienne » de Jemna constitue une incontestable avancée inspirant d’autres luttes dans le pays, elle reste juridiquement et politiquement en butte à un Etat hostile vendu à l’impérialisme : Cela démontre par la négative la nécessaire politisation de la paysannerie tunisienne, seule capable, notamment par l’indépendance syndicale vis-à-vis des grands propriétaires féodaux mais pas seulement, de s’opposer avec force à cet Etat complice des impérialistes. Avant même la nécessaire collectivisation des campagnes, qui permettrait aux ruraux de sortir d’un travail harassant 7 jours sur 7, sans issue, sans revenu et sans vacances, c’est d’une « réforme agraire durable » que les travailleurs de la terre ont besoin, comme l’indiquait à juste titre un camarade du PPDS (5) : car l’Etat est tout aussi hostile à la restitution des terres à ceux qui la travaillent qu’aux exigences agroécologiques qui assureraient à ces derniers la souveraineté alimentaire et l’indépendance nationale.

source : Le Grand Soir

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