« Nous devons édifier un rapport de force mondial des peuples contre les multinationales », affirme l’activiste sénégalais Guy Marius Sagna
Photo: aDakar.com / SB

Tunis, le 12 octobre 2018

« Nous devons édifier un rapport de force mondial des peuples contre les multinationales », affirme l’activiste sénégalais Guy Marius Sagna

Interview réalisée par bilaterals.org

Q : Tu es activistes sénégalais. Tu es activiste au sein de différentes campagnes comme Non aux APE (Accords de partenariat économique), France Dégage, Auchan Dégage. Quel est le lien entre toutes ces campagnes ?

R : Pour nous, toutes ces campagnes ont un lien, la nécessité de la sauvegarde de la souveraineté économique du Sénégal mais également des autres pays africains. Ces campagnes ont toutes un lien parce qu’en réalité ce qui est en jeu, c’est la recolonisation de nos pays à travers des politiques, que ce soit à la politique de l’Union européenne pour ce qui concerne l’Accord de partenariat économique, que ce soit les politiques du FMI et de la Banque mondiale qui sont des
politiques de recolonisation au service des multinationales internationales, que ce soit la politique du franc CFA qui une survivance de la colonisation française. Donc toutes ces campagnes sont pour nous des réponses variées, diverses et diversifiés aux plans de recolonisation en cours, recolonisation renforcée de nos pays et de nos peuples.

Q : Et plus spécifiquement sur la campagne contre Auchan, donc un supermarché français quel est le lien justement entre la mise en place des accords de libre échange et l’implantation des gros supermarchés européens ?

R : Il est d’abord intéressant de rappeler que au début de la colonisation, les puissances coloniales, notamment françaises, la France est arrivée dans nos pays d’abord en amenant ce qu’on a appelé les comptoirs commerciaux, les maisons bordelaises, marseillaises, etc. qui qui sont en fait les ancêtres des des grandes enseignes. Çà, c’est le premier élément. Le deuxième élément c’est que, je crois que les parts de marché des multinationales européennes, particulièrement françaises, s’étant pratiquement érodées, pour le capitalisme français, ce qu’il pouvait considérer avant comme une petite marge est aujourd’hui devenu important pour lui, au point qu’il ne laisse plus ses marges là aux populations locales. Je m’explique. Avec les APE, 82% de marchandises en provenance de l’Union européenne ne paieront plus de droits de douane mais la nouveauté, c’est que le capitalisme français, notamment, ne permet plus qu’il y ait d’intermédiaire entre les entreprises françaises qui transforment nos matières premières en produits finis pour nous les renvoyer. Donc il ne permet plus qu’il y ait des intermédiaires, mais travaille lui-même, en tant qu’ en tant que capitalisme, à vendre de manière directe ces marchandises pour justement maximiser son taux de profit. C’est pourquoi, d’ailleurs, les commerçants du Sénégal, dont certains ont commencé à mettre sur pied ce qu’ils appellent des collectifs Auchan Dégage, dès nos premières rencontres, ont dit que c’est maintenant qu’il comprenait pourquoi depuis quatre ans nous étions arrêtés et que nous nous battions sur la question des APE. Aujourd’hui, c’est devenu clair à leurs yeux qu’il y a effectivement tout un lien, tout un rapport entre ces APE là, qui d’ailleurs préparaient la venue des grandes enseignes ou plutôt les grandes enseignes préparaient la signature des APE. En réalité, si vous prenez des grandes surfaces comme Auchan, elles ont commencé à s’installer au Sénégal en 2014. L’APE de l’Afrique de l’ouest était juste à son stade de signature. Jusqu’à présent d’ailleurs, il n’a pas été ratifié. Le Nigéria continue à dire non. Or ce Nigéria, c’est plus de 50% de la population, plus de 50% du PIB de l’Afrique de l’ouest. Donc voilà les liens qui lient à entre ces différents campagnes. Mais également ces différentes politiques. Même le franc CFA a un lien avec l’installation des grandes enseignes parce que je rappelle que, le franc CFA a été façonné de telle manière qu’il facilite les importations, mais également, il facilite les transferts d’argent donc voilà les liens qu’il y a. Bon du coup, quand ces liens-là sont beaucoup plus clairs aux yeux d’une partie de la population du Sénégal, ça facilite notre travail parce que, par exemple, aujourd’hui, on se bat avec les commerçants autour de Auchan Dégage mais dans nos relations, il est question de questions beaucoup plus larges, comme des relations franco-sénégalaises en général. Et aujourd’hui beaucoup de commerçants disent qu’ils sont acquis à l’idée du France Dégage. Pas contre le Blanc, pas contre le Français, mais contre le système impérialiste français qu’il y a en cours, notamment au Sénégal.

Q : Et justement au niveau de mobilisation parce que tu parles de cela. Est ce que vous arrivez quand même à vous faire entendre ? Tu parles des commerçants qui ont finalement compris le lien entre les APE et l’implantation de supermarchés européens. Mais ce que vous arrivez à vous faire entendre auprès de la population ? Quelles sont vos actions, vos stratégies, par exemple ?

R : Alors déjà, ce que nous avons réussi à faire, c’est à nous faire recevoir par le ministère du commerce. Après, ce peut-être banal dans un autre pays, je ne sais pas trop, mais au Sénégal, c’est vraiment une bataille de gagnée, parce que ce n’était pas du tout évident. Le gouverneur du Sénégal n’a pas l’habitude de recevoir la société civile, ou du moins la société civile altersystème. Alors du coup, nous, on avait écrit au Ministre du commerce pour le rencontrer, afin de discuter sur la question des Accords de partenariat économique, mais également des accords de Cotonou qui sont à leur terme bientôt. Mais le ministre a refusé de répondre à nos lettres. Refus de répondre qui étaient carrément des refus de nous rencontrer. Mais nos organisations ont déposé une lettre d’information à la préfecture pour informer le préfet que nous allions obtenir une manifestation, un rassemblement plus précisément, devant le ministère du commerce. Et c’est seulement grâce à cela que nous avons été appelés, et donc par le Secrétaire général du Ministre du commerce qui nous a annoncé que le Ministre a accepté de nous recevoir. Cela signifie que seule la lutte libère. Cela signifie que ceux qui ne se battent pas, ils ont déjà perdu. Ceux qui se battent peuvent gagner et nous avons gagné cette bataille d’être reçu par le Ministre lui-même et une délégation importante où nous avons écouté son propos sur les APE que, bien sûr, nous ne partageons pas mais il nous a aussi entendu. Et cela a permis de nouer un fil du dialogue, parce qu’après ces deux rencontres, la direction du commerce extérieur, qui a la direction qui s’occupe des accords extérieurs, donc des APE, nous a reçu aussi à deux reprises. Bien sûr, le Ministre n’a pas respecté tout ce qu’il avait promis de faire, notamment une concertation nationale sur les APE, mais ce dialogue a permis aussi que, quand il s’est agi de discuter de la Zone de libre-échange continentale africaine, nous avons été parmi les organisations qui avaient été conviés, même si nous avons constaté, pour le déplorer, même si ça ne nous étonne pas, que cette rencontre a été une parodie de rencontres où en fait, nous étions utilisés comme société civile de service, pour pouvoir dire à l’opinion publique nationale, mais surtout internationale : « mais regardez, nous sommes démocratiques. Nous nous concertons sur ces questions là avec toute la société civile, y compris celle qui est la plus la plus radicale. » Mais le plus important, c’est que nous avons montré à la société civile, sénégalaise mais aussi d’autres pays, qu’il était possible, si on se bat, d’imposer à nos dirigeants, qui sont au service des populations quand même, de nous recevoir, de nous écouter, de nous rencontrer à plusieurs reprises. Maintenant ce n’était pas une fin en soi. C’était juste un moyen. Il faut continuer la bataille pour que les rencontres, les concertations continuent à se faire, mais aussi, et surtout, que nos points de vue soient pris en compte. Alors, les commerçants organisés dans les collectifs Auchan Dégage organisent mardi 16 octobre prochain un grand rassemblement à la place de l’obélisque, à partir de 15h, pour dire Auchan Dégage. Je crois que cela ça ne s’était pas vu depuis, je ne sais plus, tellement ça fait longtemps, je n’ai pas souvenance, peut-être les luttes syndicales contre la privatisation de la Sénélec [Société nationale d’électricité du Sénégal, ndlr] mais c’était dans les années 90. Depuis 2000, au moins, à maintenant je ne me souviens pas de manifestations autre que celle de la société dite civile, de fractions du peuple sénégalais contre la recolonisation, contre le néocolonialisme. C’est pourquoi, cette manifestation du 16 octobre prochain est une manifestation importante dans le contexte actuel, parce que ça montre qu’il y à un éveil de conscience. Des fractions peut-être qui étaient les plus réactionnaires ou les moins intéressés par ce que nous disions, aujourd’hui ces fractions là sont au devant de la lutte et nous pensons que nous y avons humblement, modestement contribué. Il faut continuer de l’avant, bâtir les ponts entre nos sociétés civiles et ceux qui vont être directement impactés par ces politiques là. Parce que justement, c’est eux qui vont être déterminants dans le rapport de force à édifier. C’est pas peut-être les illuminés ou les avant-gardes que nous sommes, mais nous sommes en fait d’une minorité. C’est la population les paysans, les commerçants, nos mamans qui sont directement menacés par Auchan qui, au Sénégal, fait du détail, même du micro-détail. Donc quand ces gens là, qui sont quand même une association nationale qui siège dans beaucoup de conseils d’administration commencent à se lever, à dire Auchan Dégage, comme nous, il y a de quoi, en fait, être confiant, avoir de l’espoir que tout n’est pas foutu dans ce pays, tout n’est pas foutu dans ce continent là et que la lutte va se poursuivre en s’amplifiant avec de nouveaux soldats.

Q : Dernière chose sur comment créer des liens avec d’autres pays, voire d’autres continents. Le Nigéria, tu l’as mentionné, résiste contre les APE. Le patronat nigérian très impliqué contre contre les APE, et c’est ce qui fait que pour l’instant le Nigéria n’a pas signé. Est-ce qu’il y a des opportunités de créer des liens par exemple avec le Nigéria ? Avec des patrons sénégalais, par exemple ? Ou puisque nous sommes en Tunisie actuellement, créer des liens avec la société civile tunisienne ou d’autres mouvements tunisiens ou d’autres pays, d’ailleurs ?

R : Pour nous, il y a deux axes pour aller vers cela. Le premier axe, qui ne règle pas tout, qui est très très lent, c’est l’axe de notre organisation qui travaille à avoir des représentants ou des structures dans d’autres pays. Par exemple, le FRAPP, le Front pour une révolution anti-impérialiste populaire et panafricaine, dont je suis membre, aujourd’hui, a réussi grâce à sa médiatisation à intéresser des Guinéens et des Nigériens. Donc au Niger et en Guinée, il y a des gens qui ont créé des structures FRAPP Niger, FRAPP Guinée. Mais ça, c’est très lent, mais c’est un axe. Le deuxième axe, c’est que, justement, nous ne pensons pas être les seuls Africains à avoir ce point de vue. Nous ne pensons pas être les seuls Africains à dire non à la recolonisation, à résister à cette avalanche ou à ce rouleau compresseur néolibéral. Il y a nécessairement, dans les autres pays, d’autres Africaines, d’autres Africains qui pensent comme nous. Et quand ces gens, individuellement ou organisationnellement, se rencontrent, il s’agit justement de nouer des partenariats, de travailler à voir comment bâtir une organisation supranationale qui soit africaine, ou en tout cas, au moins d’avoir des relations qui permettent un minimum de coordination. C’est pourquoi, par exemple, dans le cadre de cette rencontre qui se tient depuis deux jours à Tunis, nous sommes heureux de faire la connaissance d’autres organisations qui ont exprimé un intérêt, ou ont montré de la similitude avec nos discours ou nos visions. Et il s’agit aujourd’hui d’arrêter d’interpréter le monde, d’interpréter l’Afrique mais il s’agit de la transformer. Et cette transformation-là passe par les ponts, passe par les relations à nouer entre nos organisations, avoir une feuille de route minimale, avoir un plan d’action minimal, pour que nous puissions coordonner nos actions. Quand les Maghrébins parlent de non à l’ALECA [Accord de libre-échange complet et approfondi avec l’Union européenne, ndlr], que nous, organisations du Sénégal, qu’on puisse se faire la caisse de résonance de cette revendication au Sénégal, pour que les autorités marocaines ou tunisiennes, qui sont au Sénégal, sachent que, nous au Sénégal, en tant qu’organisation, nous disons non à l’ALECA, même sans être des Marocains, des Tunisiens, parce que nous pensons que ce qui a à bâtir, c’est l’unité africaine des peuples, et non l’unité africaine des cartels de président, qui en réalité sont soumis à l’impérialisme. Et vice versa. C’est à dire que les organisations du Maghreb aussi, quand nous disons non aux APE, devront aussi se faire notre écho ici au Maroc, en Tunisie, pour dire non aux APE, et montrer, qu’en définitive, nous sommes menacés par le même mal, par le même système qui est un système néolibéral de recolonisation, de remondialisation en fait de la planète. Parce que c’est vrai, on parle de mondialisation, mais il s’agit en fait d’une remondialisation néolibérale parce que l’esclavage était une forme de mondialisation, la colonisation aussi en était une. Peut-être que nous en sommes à la troisième ou quatrième phase. Voilà donc les ponts à bâtir pour pouvoir bâtir une organisation supranationale. Ou peut-être nous, du FRAPP, nous serions la section sénégalaise d’une organisation panafricaine qui aura une section tunisienne, marocaine, etc. Je crois que c’est comme ça aussi qu’on pourra travailler. Et bien sûr, parallèlement cela devra se faire en coordination avec des organisations dites du nord. C’est comme ça, je crois, qu’on va bâtir, consolider et renforcer l’internationalisme nécessaire à l’édification d’un rapport de force mondial des peuples contre les multinationales.

source : bilaterals.org

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