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Sceller le JPEPA : par la ruse et par la force

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Sceller le JPEPA : par la ruse et par la force

Sandra Nicolas [*]
Octobre 2007

Il est facile de raconter une histoire claire de l’accord de partenariat économique Japon-Philippines (Japan-Philippines Economic Partnership Agreement, JPEPA), jusqu’au point où, à première vue, elle semble plausible. Dans un tel récit, on dirait que les négociations JPEPA traînent depuis six ans à cause de la vigoureuse opposition qu’il rencontre, et que même ses défenseurs, sur la défensive, concèdent ces difficultés. C’est un récit optimiste, mais malheureusement aussi, inexact. Il empêche également de tirer des leçons potentiellement importantes de cette expérience philippine particulière d’opposition aux accords de libre-échange (ALE).

Il ne fait aucun doute que la résistance au JPEPA a pris de l’ampleur et qu’elle est l’un des facteurs principaux qui retarde l’accord, pour lequel les négociations ont duré presque aussi longtemps que le cycle de Doha de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Mais l’opposition n’a véritablement commencé à s’accélérer que depuis la fin 2006, soit près de quatre ans après que l’accord a commencé à prendre forme. Ceux qui, au gouvernement, ont proposé le JPEPA semblent aussi depuis peu perdre le débat pendant les audiences parlementaires où l’accord est discuté. Mais, même si les arguments de l’opposition sont percutants, c’est aussi par pure chance que le gouvernement, de son côté, a été complaisant, étonnamment inepte et peu préparé à défendre l’accord.

Alors que le JPEPA menace de réviser l’élaboration de la politique économique philippine d’une façon telle que l’OMC a essayé mais à laquelle elle a finalement dû renoncer, il a généralement attiré bien moins d’attention publique que cette institution multilatérale, calomniée au niveau mondial. Mis à part un article de temps en temps et des protestations sporadiques dans la capitale, le public, en général, ne semble pas savoir que le pays s’apprête à entrer dans l’un des accords économiques les plus tentaculaires de son histoire post-coloniale.

Tout ce ceci n’est pas pour minimiser l’importance et le rôle capital de la vibrante opposition anti-JPEPA. On doit en effet porter à leur crédit le fait que leur analyse est tellement fine que même une réponse tardive a été si efficace. Il reste néanmoins beaucoup à faire en termes du JPEPA et d’autres accords commerciaux auxquels le peuple philippin doit faire face. Même si, jusqu’à ce jour, nous ne savons pas encore si la lutte anti-JPEPA a réussi ou échoué, l’expérience qu’elle a généré permet déjà d’éclairer certaines des difficultés rencontrées pour s’organiser contre les ALE - et souligne combien la préparation et la détermination des mouvements sociaux est, au final, ce qui compte le plus.

Des manifestations démobilisatrices

En grande partie, la raison pour laquelle la réaction a été tardive provient du processus du JPEPA lui-même, puis, ensuite, de l’impact qu’a l’accord sur le pays. Le contenu de l’accord a été maintenu secret jusqu’après sa signature ; c’est pourquoi, pendant longtemps, les groupes anti-JPEPA n’avaient aucun matériau pour composer des positions de campagne concrètes. Puis, il se trouve que l’économie philippine est tellement à la traîne et déjà si subordonnée à celle du Japon qu’en dépit des vastes dommages stratégiques de l’accord, peu de secteurs en sont immédiatement affectés.

L’idée de l’accord a fait surface dès janvier 2002, et il faisait partie de la proposition du premier ministre Junichiro Koizumi de créer une « Initiative pour un partenariat économique global Japon-ASEan ». La présidente philippine, Gloria Macapagal-Arroyo, une économiste, a apporté son soutien total à cette proposition et ce, même si les détails restaient à rédiger et à transmettre à un groupe de travail qui devait étudier le JPEPA dans les mois suivants. Une série de consultations et des réunions de la commission conjointe et du groupe de travail avaient, depuis fin 2002, préparé le terrain pour le lancement des négociations officielles en décembre 2003, et pour leur début réel en février, l’année suivante. Les négociations ont duré jusqu’à juillet 2005 et elles ont été suivies d’une révision légale, jusqu’en octobre 2005.

Le JPEPA a finalement été signé par les chefs d’état des pays respectifs en septembre 2006, dans les coulisses de la réunion du sommet Asie-Europe (ASEM), à Helsinki. Il a ensuite été rapidement ratifié par la Diète japonaise, au mois de décembre suivant, et il ne lui manque plus que la ratification du sénat philippin pour entrer en application.

Le contenu du JPEPA était pratiquement inconnu en dehors de parties négociatrices, jusqu’à la signature effective, en 2006. Alors que les grandes lignes avaient été révélées très tôt, les détails substantiels, par lesquels ses effets pouvaient être évalués, n’avaient jamais été révélés. Le gouvernement philippin prétend avoir fait une poignée de « consultations publiques » en octobre 2002, août 2004 et septembre 2004, ainsi qu’avoir assisté à quelques audiences de la commission spéciale sur la mondialisation à la chambre des représentants. (Les Philippines ont un pouvoir législatif bicaméral composé du sénat et de la chambre des représentants). Cependant, les négociateurs ont régulièrement refusé de rendre publics les projets du JPEPA et ont soutenu que le faire aurait rendu leur position de négociation difficile. Des déclarations de presse périodiques au sujet d’innovations ou de points importants de l’accord ont été faites mais, là encore, sans fournir de détails vraiment importants.

La seule vraie source de pression politique sur le JPEPA venait alors d’une poignée de groupes de la gauche au parlement qui étaient, par exemple, actifs au sein de la commission spéciale sur la mondialisation. Ces quelques précieuses voix critiques qui s’élevaient contre la politique de « marché libre » de la « mondialisation » incluaient des représentants de la liste de Bayan Muna, Anakpawis, Gabriela Women’s Party et Akbayan. Ces législateurs travaillent en étroite collaboration avec des organisations populaires et des organisations non gouvernementales (ONG). Des demandes officielles des copies du projet JPEPA avaient été faites auprès du ministère du commerce et de l’industrie et ce, dès 2004, puis au cours des audiences de la chambre des représentants, mais ces demandes ont soit été ignorées, soit purement et simplement refusées. Le travail d’alliance au sein du parlement était aussi limité et n’a pas été suffisant pour que le président de la chambre des représentants, un proche allié de la présidente, donne à ces requêtes plus de poids au niveau parlementaire.

Agacés, les législateurs de la liste Akbayan et certaines ONG allèrent devant la cour suprême, en décembre 2005, pour tenter d’obtenir une interdiction d’exécution provisoire qui empêcherait le gouvernement de signer l’accord sans en avoir dévoilé les dispositions au public. Le solliciteur général, à ton tour, allégua que la cour n’était pas compétente pour émettre une décision sur cette demande. Il est vrai que la cour a montré à de nombreuses occasions qu’elle ne décidait pas uniquement sur une base strictement juridique, mais également sur la base de réalités politiques. La regrettable réalité politique, dans cette affaire, cependant, était l’absence d’importantes protestations publiques contre le JPEPA (qui auraient peut-être aussi été utilisées pour faire changer de camp les parlementaires). Mais tout ceci devint caduc à la signature finale et à la révélation de l’accord.

Toute la période pré-signature avait alors des négociateurs gouvernementaux pro-JPEPA qui dominaient facilement la situation et les pourparlers traînaient en longueur, malgré le manque d’opposition forte et pas vraiment à cause de cela, non plus. Les communautés et les organisations de la base étaient littéralement invisibles sur la question du JPEPA. Le succès que le gouvernement a remporté en gardant le contenu de l’accord secret a véritablement entravé l’opposition anti-JPEPA qui était ainsi privée de tout point d’ancrage sur des questions concrètes pour faire campagne. Il y avait peu d’opposition et des groupes comme le Fair Trade Alliance (FTA), parmi une poignée d’autres, finirent par être détournés vers des batailles défensives et tangentielles sur le manque de transparence et d’accès à l’information. Pourtant, alors que ces dernières sont des questions légitimes et troublantes pour certains intellectuels, parlementaires et ONG, elles sont regrettablement éloignées des préoccupations des secteurs de base du pays et paraissent être de second plan pour une mobilisation.

La signature de l’accord en septembre 2006 et la révélation de l’accord ont permis à l’opposition anti-JPEPA de prendre de la vitesse. Des projections plus précises sur les impacts ont pu être faites, les groupes affectés ont pu être identifiés et les groupes de défense, mobilisés. Les activistes philippins participants au forum populaire Asie-Europe (FPAE) ont immédiatement réagi à la signature en raison de la question récurrente du secret des négociations. Quant à l’impact du JPEPA, parmi les premiers à réagir dans les semaines qui suivirent la signature se trouvaient des groupements syndicaux comme le Kilusang Mayo Uno (KMU), préoccupé par des licenciements dans les secteurs de l’automobile et de l’acier, le Kilusang Magbubukid ng Pilipinas (KMP), craignant les déplacements de paysans et la conversion de terres en décharges publiques, et le Pambansang Lakas ng Kilusang Mamamalakaya ng Pilipinas (Pamalakaya), opposé au fait que des pêcheurs japonais n’attrapent du thon local.

Ce qui a également aidé, c’est le fait d’avoir maintenant un lieu précis sur lequel l’attention pouvait se porter - le sénat philippin qui n’avait plus qu’à ratifier le JPEPA pour l’accord prenne finalement effet. Des actions de protestations, principalement au sénat philippin, et aussi devant l’ambassade du Japon, sont passées de quelques dizaines à plusieurs centaines de personnes, et il est probable que leurs rangs grossissent encore, non seulement en nouveauté, mais également en taille. La coalition Magkaisa Junk JPEPA a été la première grande formation multisectorielle à s’unir spécifiquement contre le JPEPA et à lancer une série de manifestations plus particulièrement focalisées sur la question des déchets toxiques et dangereux. Parmi les groupes les plus actifs à se rassembler, on trouve Initiatives pour le dialogue et le renforcement du pouvoir au travers de services juridique alternatifs (IDEALS, Inc.), Avocats pour l’environnement (Lawyers for the Environment), Initiatives vertes (Green Initiatives), la Coalition éco-dechets (Ecowaste Coalition) et l’Association philippine des infirmiers (Philippine Nurses Association, PNA). La coalition s’est aussi liée avec certains officiels gouvernementaux et parlementaires.

Le réseau multisectoriel Bayan s’est également occupé de la question des déchets toxiques, mais depuis le début, il a également souligné le pillage japonais des ressources philippines. Le groupe de réflexion IBON Fondation, quant à lui, s’est appliqué à mettre en lumière les termes inégaux de l’accord et la perte de la souveraineté en matière de politique économique — puisque les Philippines libéraliseraient plus que le Japon et ne pourraient même pas utiliser leurs instruments vitaux de politique commerciale et d’investissement pour le développement national. Au parlement, les partis de la gauche à la chambre des représentants réitéraient leur opposition, mais l’arène de la bataille avait déjà transité vers le sénat et dans les rues.

Les écologistes s’opposaient au fait que le Japon puisse se débarrasser de ses déchets toxiques aux Philippines, les pêcheurs s’opposaient au fait de livrer aux pêcheurs japonais un vaste accès à leurs ressources piscicoles locales, les agriculteurs protestaient contre les pressions qui en découlaient et qui les forçaient au déplacement au profit de l’agro-industrie, les ouvriers de fabrication des industries automobile et sidérurgique protestaient contre les faillites et les licenciements à prévoir, et les infirmiers et le personnel soignant mettaient en doute que l’accord signifierait des gains pour eux. Mais même tout ceci ne se produisait que par à-coups et ce, pour un ensemble de raisons.

Le fait d’avoir finalement le texte complet et les détails de l’accord permit davantage d’analyse substantive de ses impacts défavorables. Cela fournit une base claire permettant d’identifier les secteurs spécifiquement touchés et les autres groupes d’intérêt à mobiliser, ce qui se traduit par une augmentation des actions de masse - en général des piquets, de petits rassemblements ou des occasions de prendre la pose devant les médias. Des groupes de plaidoyer ont diffusé des analyses sur des sites internet et ont fait circuler des copies par des listes de diffusion et des e-groupes. Les médias écrits, radiophoniques et télévisés ont été nourris d’un courant régulier de petits communiqués attirant l’attention sur des points particuliers. Les publications des recherches, détaillées ou sous forme simplifiée, ont été distribuées et des forums publics ont été organisés. Une campagne de signatures électroniques d’une pétition en ligne a été lancée. La force de pression exercée sur les sénateurs a été particulièrement importante.

Cependant, il y avait également des facteurs qui n’étaient pas intrinsèquement liés à l’accord et qui ont retardé le processus. Le cycle électoral philippin était important et beaucoup de temps et de ressources, des deux côtés du fossé creusé par le JPEPA, a été consacré aux élections de mi-mandat de 2007. Le sénat, par exemple, s’est attelé au JPEPA, dans son processus de ratification, fin 2006, mais la question a été rapidement mise en attente alors que la période des élections approchait. La question demeura dans les tiroirs du début 2007 jusqu’au début de la campagne électorale, pendant toute la campagne et après les élections, en mai. L’accord est revenu sur le devant de la scène comme une question de niveau national, mais seulement lorsqu’il a été envoyé devant le nouveau sénat, peu après la session d’ouverture du congrès en juillet 2007.

Le secret dans lequel le JPEPA fut négocié a donc été très loin dans la préemption de l’opposition et dans l’affaiblissement des réactions. Et pourtant, déjà plus d’un an après sa révélation intégrale, l’opposition de masse au JPEPA n’est pas encore complètement organisée. Il y a peut-être une condition objective particulière qui lui est sous-jacente et qu’il est peut-être utile de souligner : l’économie philippine a déjà été si émaciée par près de trois décennies de « mondialisation » qu’il ne reste au JPEPA, presque paradoxalement, que très peu à détruire. L’économie a également été progressivement subordonnée, notamment au Japon, depuis la fin des années 1980.

La base la plus fiable et la plus large sur laquelle peut se reposer l’opposition aux ALE, tels que le JPEPA, ne peut venir que des rangs pauvres et majoritaires des populations des pays : les agriculteurs, les ouvriers, les petits entrepreneurs, les professionnels aux bas salaires et ainsi de suite. Parmi ces catégories, les plus importantes à mobiliser sont celles dont les vies et les moyens de subsistance sont directement touchés par la mise en application d’une ALE. Le JPEPA arrive cependant à un moment très spécifique de l’histoire économique du pays.

Depuis le début de l’ère de la « globalisation », dans les années 1980, les gouvernements philippins successifs ont imposé une politique de « libre marché » très ample aux Philippins. Le pays compte maintenant parmi les économies les plus ouvertes du sud-est asiatique et il applique les tarifs douaniers les plus bas et les restrictions les plus infimes aux investissements étrangers, seulement comparables à ceux de Singapour. C’est ce qui a graduellement érodé les secteurs productifs du pays et la dévastation cumulative est grave. Les industries de transformation représentent aujourd’hui une part économique plus petite que dans les années 1960, elles sont aussi davantage aux mains du capital étranger qu’elles ne l’ont jamais été dans toute leur histoire. L’agriculture est à son niveau historique le plus bas, le déficit commercial agricole a augmenté depuis le milieu des années 1990, et le pays est plus dépendant que jamais de l’importation alimentaire. Le chômage atteint des niveaux record.

Les mesures de libéralisation du JPEPA vont par conséquent être imposées sur un régime de politique économique qui a déjà cédé tant de choses, à cause des dernières décennies de « mondialisation » enragée. Ceci explique aussi certainement pourquoi les Philippines libéralisent beaucoup plus avec le JPEPA que la Malaisie, l’Indonésie ou la Thaïlande ne le font dans les accords similaires qu’elles ont avec le Japon — nous venons d’une base déjà amplement libéralisée.

En termes d’impact immédiat, le pays n’a donc que peu d’industries existantes à signaler qui seront négativement affectées. À peine neuf pour cent de la main d’œuvre est employée par l’industrie, ce qui inclut même ceux qui travaillent dans des entreprises japonaises situées dans les zones franches vouées à l’exportation au sein d’une chaîne de production à l’échelle de la région. De plus, le Japon contrairement à ses consœurs, les grandes puissances des Etats-Unis (US) et de l’Union Européenne (UE), n’a pas, pour l’instant, d’exportations agricoles majeures subventionnées par l’État qui pourraient venir menacer la production agricole nationale. S’il y a un secteur qui va ressentir l’impact du JPEPA de plein fouet, il est probable que sera celui des petits pêcheurs nationaux qui pourraient être envahis et submergés par la grande pêche commerciale japonaise, lourdement subventionnée.

Le JPEPA est en outre le premier traité économique bilatéral digne de ce nom depuis l’ère coloniale américaine, il y a plus d’un demi-siècle. Le fait que le JPEPA soit le premier de tels accords signifie que l’opposition anti-JPEPA ne bénéficie pas de l’expérience négative d’un ALE antérieur, qui permettrait de réfuter les bénéfices que le gouvernement proclame. D’un autre côté, le groupe de pression pro-JPEPA, qui a bénéficié de la « globalisation » du pays et qui claironne les chiffres reluisants de l’investissement étranger et des exportations. Parmi les plus tonitruants, on retrouve les grands groupes du pays : les Industries des semiconducteurs and de l’électronique des Philippines, Inc. (SEIPI), la chambre de commerce et d’industrie des Philippines, et la confédération des exportateurs philippins.

Pourtant, ceci ne représente en aucun cas des contraintes insurmontables, surtout du fait que le JPEPA cause à la fois des dommages immédiats et des dommages stratégiques à long terme, plus graves encore. L’accord, qui établit un précédent, ferme effectivement la porte au développement des Philippines en l’empêchant d’utiliser des instruments de politique économique de protection et de soutien auxquels pratiquement tous les pays avancés, y compris le Japon, ont eu besoin d’avoir recours dans les premières étapes de leur développement. Les mouvements de masse et les mouvements sociaux, menés par l’idéologie, sont sur le terrain depuis assez longtemps pour ne plus compter entièrement sur l’agitation générée par des dangers clairs et présents. Les campagnes anti-OMC, depuis le milieu des années 1990, par exemple, ont apporté une innovation importante en termes de mobilisation des secteurs de base sur ce qui était autrement vu comme des questions abstraites et techniques de commerce et d’investissement.

Cependant, cette contrainte a eu une influence. Même après que les détails du JPEPA aient été rendus publics, et plus d’un an après, une importante partie de l’opposition anti-JPEPA opte toujours pour souligner la question de la libéralisation des importations de déchets toxiques. Ce sujet est une préoccupation valable et importante au niveau tactique : le fait que l’on puisse le présenter sous une forme simple en fait un point d’entrée pour les sénateurs qui pourraient sans cela ne pas se préoccuper d’un accord bilatéral technique, ainsi que pour les médias qui préfèrent les questions faciles à saisir. Mais, bien que cette question cause beaucoup de retard, il est improbable qu’elle tue l’accord, au mieux le modifiera-t-elle peut-être. Le choix de la question reflète aussi en partie la nature des forces politiques qui ont été capables de faire campagne là où une campagne plus orientée vers les agriculteurs, les ouvriers ou la communauté auraient peut-être donné plus d’importance à une préoccupation moins étroite. Tandis qu’une coalition multisectorielle a été formée, et qui a su accroître efficacement la visibilité médiatique du JPEPA, sa bannière de ralliement demeure les déchets toxiques, ce qui n’est probablement pas un sujet qui fera bouger le public issu des classes moyennes, ou, moins encore, celui des secteurs de base.

Le mouvement récemment formé et multisectoriel « Pas d’accord : Mouvement contre les accords de libre-échange inégaux » approche la question du JPEPA d’un angle différent. Il vise à élargir le débat social sur l’accord afin d’y inclure aussi des aspects plus vastes, tels que le verrouillage du sous-développement philippin, l’intérêt à long terme des Philippins dans une économie qui leur donnera des moyens de subsistance suffisants, l’exploitation de la main d’œuvre et des ressources naturelles du pays par des grandes sociétés japonaises, et les ambitions hégémoniques japonaises sur l’Asie orientale. Défaire la ratification du JPEPA est l’un de ses objectifs primordiaux, mais il veut également y parvenir en attirant le plus grand nombre de secteurs de base, en expliquant les questions concrètes et les plus importantes pour eux, et en contribuant, de façon constructive, à la lutte anti-« globalisation » générale. Ou, dans d’autres termes, dans la perspective de ne pas uniquement construire des groupes de défense anti-JPEPA, mais plutôt des mouvements sociaux et de masse qui s’opposent à la « globalisation » et qui affirment la souveraineté nationale.

Réprimer l’opposition

La trajectoire de l’opposition anti-JPEPA a été influencée par une multitude de choses. Mais puisque toute campagne anti-ALE est confrontée à des situations imprévisibles et difficiles, au final, c’est l’état du mécanisme organisationnel avec lequel il faut débuter, mobiliser et maintenir la protestation de la base, qui est le plus décisif. C’est ici que l’opposition potentielle anti-JPEPA aux Philippines a rencontré ses plus grands défis.

La campagne gouvernementale de répression politique est l’unique grand facteur ayant ralenti le développement de protestations de masse plus importantes contre le JPEPA. Cette campagne a compris des attaques contre les forces politiques progressistes d’opposition et les groupes qui, de par leur lutte pour la démocratie et le développement, qui, sans cela, auraient été en première ligne de la question du JPEPA. Les mesures prises contre la principale opposition de gauche - isolée par le gouvernement alors que la plupart des groupes de la société civile ont été laissés en paix - ont été particulièrement sévères. Les rangs organisés des agriculteurs, des ouvriers, des personnes s’occupant des droits humains, l’église et d’autres groupes ont souffert 1.500 assassinats, tentatives d’assassinat et disparitions forcées depuis 2001. Le problème est si grave qu’il a été rapporté auprès de l’assemblée générale des Nations Unies (ONU).

Faire campagne contre le JPEPA était parmi les nombreuses questions à être inévitablement touchées. Les ressources limitées en matière de recherche, de mobilisation et d’alliance et dans les domaines juridique et organisationnel ont été utilisées à des fins plus urgentes, pour une survie organisationnelle. Une contre-offensive politique a été lancée afin d’éviter d’avoir une position purement défensive qui aurait pu se révéler paralysante ; on donna la priorité à des campagnes sur les droits humains, contre les assassinats politiques et contre une loi « anti-terroriste » draconienne.

À part cette diversion des ressources, les méthodes normales de travail ont été modifiées. Les organisations ont commencé à prendre un grand nombre de petites mesures — comme le changement de bureaux, des moyens de communications plus discrets, le changement de trajet, et l’évitement les lieux habituels — ce qui a inévitablement brisé les habitudes. Le dénigrement et une propagande négative ont également fait fuir certains alliés, tandis que les dispersions et le harcèlement physique ont rendu les actions de masse et les rassemblements plus difficiles. Néanmoins, le mouvement a essayé de continuer à s’organiser et à travailler à la campagne, dans la mesure où la situation le permettait.

La répression politique continue mais les efforts ont chassé le climat de peur et a permis au réseau touché de poursuivre, bien qu’avec un peu de retard, les efforts de construction d’une coalition large, substantielle et impliquée dans toutes les questions. Elles comprennent le développement d’alliances avec le reste des petits acteurs du secteur secondaire, comme celui des pièces détachées auto, de la sidérurgie, et des biens électriques et électroniques, dont la cession serait précipitée par les importations japonaises dans le cadre du JPEPA. Il en va de même pour les petits et moyens pêcheurs de thon qui n’ont toujours pas accès au marché japonais et qui craignent en même temps l’incursion des gros pêcheurs japonais.

Une campagne d’information de base a également débuté dans la région capitale nationale (National Capital Region, NCR) avec la distribution de premières œuvres populaires en philippin, des débats informationnels avec les dirigeants d’organisations communautaires et populaires et de petits forums communautaires. La question du JPEPA est consciemment traitée d’une façon qui la relie aux précédentes campagnes anti-« mondialisation », pour maintenir un défi constant au néolibéralisme, et se concentre sur les problèmes concrets du chômage et des conditions de travail.
Il existe néanmoins un point faible en termes d’obtention de matériel de recherche plus complet et détaillé, et qui soit approprié pour les parlementaires, les officiels gouvernementaux, les universitaires et les professionnels. Il serait utile non uniquement à la construction d’alliances, en général, mais aussi, et plus particulièrement, au sénat, lieu capital puisque c’est au sénat que la ratification du JPEPA doit s’effectuer. Les audiences qui y ont eu lieu ont montré que les sénateurs manquent en général de la capacité et de l’intérêt nécessaires aux questions économiques techniques et qu’ils dépendent énormément des informations fournies par les personnes invitées qui les leur fournissent. Cela signifie que les audiences ouvrent la possibilité de faire changer d’avis les sénateurs individuels ou, au minimum, d’utiliser les audiences publiques en tant que plateforme à forte visibilité pour élaborer des positions. Le manque de préparation des négociateurs gouvernementaux est surprenant - et il renferme la possibilité qu’ils s’endorment dans la complaisance d’avoir eu la possibilité de négocier secrètement le JPEPA - et il souligne d’ailleurs de telles possibilités.

Pourtant, les intérêts pro-JPEPA se regroupent pour faire osciller le sénat. Après la débâcle lors des premières audiences au sénat, la présidente Arroyo a créé un groupe de travail interagences avec des membres de 16 agences gouvernementales, notamment les ministères des affaires étrangères, du commerce et de l’industrie, de l’agriculture, de l’énergie, de l’environnement et des ressources naturelles, du budget et de la gestion, des finances, entre autres. Les gros groupes d’affaires d’élite du pays, ayant des liens étroits au capital étranger, ont également émis un manifeste conjoint insistant auprès du sénat pour qu’il ratifie l’accord. On ne peut pas sous-estimer leur influence, d’autant qu’un certain nombre de sénateurs couvent des ambitions présidentielles en 2010 - puisque le monde des affaires est toujours une excellente source de fonds de campagne.

Le premier cycle d’audiences du sénat a paru se diriger dans le sens de l’opposition anti-JPEPA. Les panels gouvernementaux ont échoué dans leur présentation d’arguments convaincants en faveur de l’accord. D’un autre côté, l’opposition a su donner des arguments lucides sur des aspects négatifs de questions spécifiques, telles que l’importation de déchets toxiques, et démentir les bénéfices supposés des infirmières et du personnel soignant. Un argument de poids a également été que le JPEPA donne des privilèges excessifs aux investisseurs japonais et qu’il viole de nombreuses dispositions économiques de la constitution philippine de 1987.

En dépit de tout ceci, il n’y a manifestement toujours aucun bloc substantiellement et clairement anti-JPEPA au sénat qui pourrait empêcher la ratification du traité ; encore moins un bloc anti-« mondialisation ». Les sénateurs à qui l’on demandait de commenter la question ont été très prudents et le ton général était qu’ils pouvaient encore se laisser convaincre et que les audiences, même après avoir entendu les présentations des deux parties, n’étaient pas concluantes. Même la question potentiellement décisive de l’anticonstitutionnalité du JPEPA, du fait qu’il s’agisse d’une question principalement juridique, élude en fait à la question centrale de savoir si la politique du « libre marché » de la « mondialisation » est dommageable à l’économie, à l’environnement et au bien-être des personnes. Le danger réside peut-être dans le fait qu’il faille faire davantage pour dépasser l’inertie des intérêts élitistes, ainsi que le conservatisme politique et judiciaire, et que le JPEPA, ou un accord similaire, tentera toujours de passer, d’une façon ou d’une autre.

La trajectoire de l’opposition au JPEPA est l’histoire d’une lutte sur une question complexe dans des conditions économiques et politiques loin d’être idéales. Les mouvements sociaux et de masse des Philippines ont de nombreuses décennies d’expérience dans la lutte face aux questions économiques et politiques les plus urgentes auxquelles est confronté le peuple philippin. Directement en rapport avec la lutte actuelle contre l’ALE, il faut inclure la résistance longue et vigoureuse qui, depuis les années 1990, s’est déroulée contre les accords extrêmement techniques de l’OMC. D’une certaine façon, ce sont ces succès qui ont déclenché la récente contre campagne de suppression contre eux et qui a rendu le démarrage d’une opposition toute aussi large au JPEPA difficile.

Le JPEPA est quelque peu retardé, mais il peut encore passer — l’engagement des gestionnaires économiques gouvernementaux envers l’idéologie du libre marché et celui des grandes élites d’entreprise envers leurs profits n’est qu’à peine ébranlé par le souci de la pauvreté et du sous-développement. Néanmoins, l’opposition au JPEPA grandit ainsi que ses efforts, et notamment à la base. Voici ce qui laisse surtout bien présager de la résistance, pas seulement au JPEPA, mais à d’autres accords semblables et à l’agression néolibérale, sous toutes ses formes, contre le peuple.

Footnotes:

[*Sandra Nicolas est une journaliste free-lance spécialisée dans les questions politiques et économiques aux Philippines. Entre autres publications, elle a écrit pour l’hebdomadaire en ligne Bulatlat et le magazine Philippine Graphic.


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