bilaterals.org logo
bilaterals.org logo
   

Taiwan sous influence : les risques du rapprochement Pékin-Taipei

LEMONDE.FR | 02.07.10

Point de vue
Taiwan sous influence : les risques du rapprochement Pékin-Taipei

Jean-Pierre Cabestan, professeur de sciences politique, Tanguy Le Pesant, maître de conférences

La signature, mardi 29 juin 2010, d’un accord-cadre de coopération économique (Economic Cooperation Framework Agreement ou ECFA) entre Pékin et Taipei marque une nouvelle étape dans la libéralisation des échanges économiques mais aussi du rapprochement politique entre les deux rives du détroit de Formose.

Il est clair que, sur le plan commercial, cet accord est globalement favorable à Taiwan. La plupart des secteurs économiques de l’île vont profiter des suppressions des droits de douanes introduites (pétrochimie, informatique, fret, etc.).

En outre, les banques et les compagnies d’assurance taiwanaises vont pouvoir accéder plus facilement au marché chinois. L’on estime que cet accord apportera près de 6% de croissance supplémentaire d’ici 2020. Par ailleurs, l’ECFA devrait aussi favoriser la négociation d’accords de libre-échange entre Taiwan et ses principaux partenaires asiatiques. Plus généralement, depuis l’élection du président Ma Ying-jeou et le retour du Kuomintang (KMT) au pouvoir en 2008, la mise en place des liaisons aériennes directes, la multiplication des accords entre Pékin et Taipei et l’arrivée en masse de touristes chinois à Taiwan ont apporté un supplément d’activité qui a été bien accueilli par la société insulaire.

Cependant, l’ECFA doit aussi être perçu comme un accord politique qui, à défaut de la négociation d’un traité de paix ou de mécanismes de construction de la confiance, symbolise un rapprochement sans précédent entre Pékin et Taipei. Présenté de part et d’autre comme une grande victoire, il accélère une intégration économique entre les deux rives du détroit qui n’est pas sans risques pour Taiwan.

Tout d’abord, certaines industries en déclin vont souffrir et probablement voir leur disparition s’accélérer. Certes, l’agriculture restera protégée mais son coût risque d’apparaître de plus en plus prohibitif. Ensuite la dépendance de Taiwan, déjà forte (41% de ses exportations) à l’égard du marché chinois va s’accroître plus encore (62% d’ici 2020) et ceci au moment où les coûts de production y augmentent rapidement, faisant peser de nouvelles incertitudes sur les immenses investissements taiwanais déjà réalisés (estimés à 150 milliards de dollars et représentant environ les deux tiers de l’ensemble des investissements extérieurs de l’île). L’appréciation prévisible du yuan va aussi contribuer à rendre les délocalisations en Chine moins intéressantes que celles à destination de l’Asie du Sud-Est voire de l’Asie du Sud.

Or le KMT semble avoir tout misé sur la Chine, sur les plans à la fois économique et politique, se plaçant dès lors dans une position de faiblesse par rapport à Pékin. Au lieu de chercher à trouver un terrain d’entente avec l’opposition indépendantiste afin de renforcer la main de Taipei, le gouvernement de Ma a négocié en grande opacité cet accord. Dominé par les continentaux, c’est-à-dire les Chinois qui sont arrivés à Taiwan dans les malles de Chiang Kai-shek en 1949, le KMT a rétabli des relations étroites avec le Parti communiste chinois. Il a aussi renoué avec un nationalisme chinois d’un autre âge - délaissant l’identité et le parcours historique spécifiques de Taiwan - pour privilégier une idéologie "Grande Chine" des enfants de "l’Empereur Jaune" assez proche de celle des dirigeants de Pékin, eux-mêmes aujourd’hui réconciliés avec Confucius. Ma estime qu’il est plus utile d’apaiser la Chine populaire que de continuer de jouer la carte de la démocratie, refusant de serrer la main au Dalaï Lama ou d’accorder un visa à Rebiya Kader, la présidente du Congrès ouïgour mondial, le mouvement en faveur d’une autonomie politique véritable au Xinjiang.

En outre, la rapide libéralisation des échanges et le développement du tourisme ont donné les moyens à la Chine d’exercer une influence plus directe sur la société taiwanaise. Les secteurs de l’économie insulaire et les milieux d’affaire tributaires de bonnes relations avec Pékin ne cessent d’augmenter. Ainsi, la prise de contrôle, fin 2008, du groupe China Times, qui possède l’un des trois grands quotidiens de l’île et plusieurs chaînes de télévision, par la société taiwanaise Want Want dont 90 % de l’activité est basée en Chine a provoqué l’inquiétude de nombreux observateurs tant ce groupe affiche aujourd’hui des positions favorables à Pékin.

Cette évolution a aussi placé le Parti démocrate progressiste (PDP), la principale formation d’opposition, de tendance indépendantiste, dans une position plus délicate. Dénonçant l’ECFA, il en conteste plus la forme que le fond tant il lui sera difficile, s’il revient au pouvoir de remettre en question la plupart des accords passés. C’est dire si Taiwan est désormais sous l’influence de Pékin, évolution à l’égard de laquelle le protecteur américain ne peut rester indifférent.

A première vue généreux, bienveillant et flexible, le grand frère chinois n’a en réalité rien cédé sur le fond au benjamin taiwanais. Le statut international de la République de Chine, le nom officiel de l’île, ne s’est que très marginalement amélioré. Son existence et sa souveraineté restent contestées par Pékin. Et surtout sa sécurité n’est pas mieux garantie. Depuis 2008, le nombre de missiles de l’Armée populaire de libération braqués contre Taiwan n’a pas diminué mais augmenté (1 500 en 2010), de même que ses capacités aériennes et navales à imposer un blocus de l’île. Dans sa campagne électorale, Ma avait déclaré vouloir renforcer l’effort de défense mais il n’a pu tenir ses engagements : le budget de l’Armée reste très en deça des 3% du PIB promis. Certes, il a poursuivi la modernisation des matériels mais la Chine dénonce aujourd’hui avec de plus en plus de virulence et de menaces de rétorsions les livraisons d’armements accordées par les Etats-Unis.

De fait, les objectifs du PC chinois restent non seulement, grâce à la mise en œuvre d’une habile politique de front uni, l’ "hongkongisation" économique et politique de Taiwan mais aussi le désarmement, la neutralisation progressifs de l’île. Pékin espère que de plus en plus sous influence, Taiwan aura perdu l’esprit de défense dont elle aurait besoin pour maintenir son indépendance de fait et donc pour choisir librement son avenir. Affichant un soutien officiel à la détente entre Pékin et Taipei, Washington est inquiet de la tournure que prend le rapprochement actuel. En effet, alors que l’ensemble de l’Asie - du Japon à l’Inde en passant par Corée du Sud et l’ASEAN - se prémunit contre le risque de sécurité nouveau que présente la montée en puissance de la Chine et de son outil militaire, Taiwan, quoique protégé par les Etats-Unis, donne l’impression d’avoir perdu tout esprit de résistance face au plus puissant pays autoritaire du monde. Combien de temps pourra continuer ce jeu d’équilibrisme ? Quoique le PDP ne soit pas encore en mesure de l’emporter sur le KMT dans un avenir prévisible, les élections taiwanaises locales de la fin de l’année nous donnerons sans doute des éléments de réponse.

Jean-Pierre Cabestan est professeur de science politique à l’Université Baptiste de Hong Kong et chercheur associé à Asia Centre at Sciences Po. Tanguy Le Pesant est maître de conférences à l’Université nationale centrale de Taiwan. Ils ont récemment publié L’esprit de défense de Taiwan face à la Chine : la jeunesse taiwanaise face à la tentation de la Chine, L’Harmattan, 2009.


 source: