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Les traités de libre-échange élargissent la marge de manœuvre des entreprises

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OJARASCA | 8 septembre 2017

Les traités de libre-échange élargissent la marge de manœuvre des entreprises

GRAIN

Le 1er janvier 1994 entrait en vigueur l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA), qui prétendait être un instrument pionnier en matière d’harmonisation des économies des pays signataires, en l’occurrence les États-Unis, le Canada et le Mexique.

Ce même jour, l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), un mouvement de base d’ancrage communautaire et autochtone, engageait un soulèvement armé contre l’État mexicain (avec les grandes répercussions internationales qui se font encore sentir aujourd’hui), pour rejeter de manière virulente les accords de libre-échange, qui supposaient une renonciation à la souveraineté nationale.

Le chercheur Guillermo Bonfil Batalla l’affirma dans le dernier texte qu’il rédigea avant de mourir : les accords de libre-échange « empêchent de bâtir un futur propre (compatible avec l’histoire, la réalité plurielle et les multiples germes de futur qui habitent les cultures mexicaines) ». Et de s’interroger : « Les Mexicains adoptent-ils ce modèle en toute liberté et souveraineté ? ».1

L’objectif initial des accords de libre-échange était de faire office de verrou pour empêcher la modification ou l’inversion des dénommées réformes structurelles de la Banque mondiale et du FMI, conclues dans le cadre du consensus de Washington (des réformes signifiant le démantèlement de toutes les politiques publiques qui, pendant des années, avaient défini un certain horizon de développement assorti de justice). Ils supplantent aujourd’hui les législations nationales au nom de clauses conclues en dehors des assemblées législatives, dans le domaine du commerce et de l’investissement, offrant ainsi une marge de manœuvre toujours plus grande aux entreprises ; dans un même temps, ils élaborent des normes et des lois empêchant les populations affectées d’accéder à la sphère juridique, les laissant sans défense. Ces accords sont des instruments de détournement du pouvoir et l’ALÉNA a constitué le modèle initial sur lequel ils se sont construits et ont affiné leur assujettissement du droit.

Les années passent et la signature d’accords bilatéraux ou multilatéraux se poursuit ; des accords « caractérisés par leur amplitude et leur caractère ouvert et « en cours », qui oblige les pays signataires à élargir régulièrement les engagements précédents et à entreprendre, ultérieurement, un nombre indéfini de réformes juridiques, administratives, économiques et sociales, dont l’objectif est de concéder des conditions toujours plus favorables aux investissements des entreprises ; de véritables réformes légales « progressives », définies au niveau ministériel, loin du suivi que peuvent réaliser les parlements, les instances juridiques ou l’opinion publique de chaque pays », faisant prévaloir la normativité dérivée des accords « commerciaux » ou de «coopération », au détriment de la légalité nationale et des droits de la population.2

Qu’ils prennent la forme d’accords « de coopération, commerciaux, culturels ou de transfert de technologie », ils établissent une série de normes, de critères, d’exigences, de standards, de procédures, de programmes, de projets et d’affectations budgétaires, y compris concernant la gestion de vastes segments de l’activité gouvernementale telle que l’administration, la propriété intellectuelle, la sécurité des aliments, les normes du travail ou environnementales, les normes de qualité et, surtout, la compétence des tribunaux à trancher des questions cruciales.

Avec ces accords, les entreprises peuvent surveiller l’élaboration des politiques et des réglementations qui concernent les pays avec lesquels elles sont associées, au point de soumettre leurs litiges à des mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États (ISDS) devant des tribunaux privés. « Les traités octroient aux sociétés transnationales (STN) un droit spécial leur permettant d’assujettir les gouvernements étrangers à un arbitrage contraignant lorsqu’elles considèrent avoir été lésées. Cela veut dire que les STN peuvent poursuivre en justice les gouvernements lorsque ceux-ci adoptent des politiques publiques qui limiteraient leurs investissements et leurs profits. Les entreprises nationales ne jouissent pas de ce même droit ».3

Aujourd’hui, les ALE bilatéraux ou multilatéraux, pas uniquement l’ALÉNA, promeuvent un interminable démantèlement juridique de toutes les lois qui instauraient des droits collectifs et protégeaient la sphère des communs, en particulier les territoires des peuples autochtones et des paysan-ne-s, leurs terres, leurs semences, leur eau, leurs montagnes, leurs minéraux et leurs forêts. Ils assurent également aux entreprises un accès à de nouveaux marchés, à des droits de propriété intellectuelle (DPI), aux télécommunications et à l’énergie. Ils permettent une dévastation environnementale sans précédent et, point crucial pour ces entreprises, une précarité de l’emploi proche de l’esclavage. Les gouvernements signataires sont forcés de réécrire leurs lois et de prendre des engagements contraignants empêchant tout retour en arrière. 4

Au Mexique, la situation économique, sociale, politique et culturelle s’est aggravée à la suite de la dévastation causée par l’ALÉNA, jusqu’à atteindre une horreur quotidienne caractérisée par une violence interminable. La société civile, sérieusement lésée, a demandé l’intervention du Tribunal permanent des peuples, qui a siégé entre 2011 et 2014 dans le pays. Le Tribunal éthique, préoccupé par ce qu’il qualifie d’« assujettissement des structures juridiques et du droit aux intérêts de l’économie sur toute la planète », désigne les ALE comme des instruments portant atteinte à l’État de droit dans les pays signataires. Dans son audience finale, le Tribunal a par conséquent déclaré :

Le droit néolibéral aide à l’accumulation des richesses et à la concentration du pouvoir économique et politique tout en éliminant les « perdants ». De plus, il s’appuie sur l’architecture de l’impunité construite en faveur des sociétés transnationales et du capital. L’inégalité et l’asymétrie en sont des éléments constitutifs.

Le gouvernement mexicain est intervenu pour faciliter, au moyen de mesures économiques, la transformation et la brusque élimination de larges couches de la population de la ville et de la campagne considérées « inutiles » ou « superflues ». Les gouvernements mexicains ont utilisé le pouvoir de l’État pour accélérer cette élimination à l’aide d’actions directes de vol des moyens de production ou d’interventions qui déforment l’économie de subsistance. [...]

L’ALÉNA fait partie de cette structure juridico-politique de domination. Il n’existe aucun point commun entre les droits humains et les droits des entreprises ; on assiste à une profonde rupture de la hiérarchie et de la pyramide normative du système de protection des droits humains.

Il est primordial de comprendre que l’ALÉNA et les autres institutions néolibérales ne sont pas conçus pour promouvoir le bien social. [...] Il s’agit d’accords qui élèvent le statut juridique des grands investisseurs et, dans le même temps, lient le pouvoir économique de l’État à leurs intérêts, tout en érodant l’engagement et les possibilités des États nationaux pour protéger les citoyens.

Le désarmement des peuples, en les privant de leurs outils d’identification, d’expression, de résistance et de capacité de transformation que peuvent leur offrir la souveraineté nationale et l’existence d’un État légitime, a constitué un objectif central de ces traités commerciaux.5

Comme l’a bien expliqué bilaterals.org début juillet, il n’est pas possible de composer avec des positions qui cherchent à réformer ou réécrire les traités pour les rendre « plus humains ». Nous devons les désigner comme des « instruments de grande ampleur pour faire avancer et verrouiller l’impérialisme et le pouvoir du capital mondialisé, ainsi que pour satisfaire des buts géopolitiques » et ne pas nous laisser détourner de notre travail d’organisation et anti-systémique « extérieur à la pensée capitaliste » par des approches fragmentées et superficielles. La défense de nos territoires et la construction de l’autonomie des peuples l’exigent.6

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1. Guillermo Bonfil Batalla, “Implicaciones culturales del Tratado de Libre Comercio”, México Indígena Nueva Época.

2. GRAIN, “¿Firmar la renuncia a la soberanía nacional?”, juin 2008, https://www.grain.org/e/1224. GRAIN, “La enfermedad del momento: trataditis aguditis, mitos y consecuencias de los tratados de libre comercio con Estados Unidos”, mai 2004, https://www.grain.org/e/44 (en espagnol)

3. Bulletin Nyéléni numéro 29, « Les ALE et l’agriculture », https://nyeleni.org/spip.php?page=NWarticle&id_article=624

4. Ibid.

5. Tribunal Permanente de los Pueblos, “Libre comercio, violencia, impunidad y derechos de los pueblos en México”, Sentencia de la Audiencia Final, 15 novembre 2014, http://permanentpeoplestribunal.org/wp-content/uploads/2012/07/SENTENCIAFINAL2diciembre2014.pdf (en espagnol)

6. bilaterals.org, « Mutations des politiques commerciales : quelles réponses des mouvements sociaux ?, 3 juillet 2017. http://www.bilaterals.org/?mutations-des-politiques


 Fuente: Ojarasca