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Sécurité sanitaire : les dés sont pipés

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Seedling | juillet 2008

Sécurité sanitaire : les dés sont pipés

GRAIN [*]

Au fur et à mesure des avancées de l’offensive néolibérale et de la disparition des mesures quantitatives de protection des marchés locaux, comme les droits de douane et les quotas, les grandes puissances industrielles ont recours à des mesures qualitatives comme les réglementations sur la sécurité sanitaire des aliments pour continuer à fausser le jeu de la concurrence à leur avantage. Sur la scène de la sécurité sanitaire, les États-Unis comme l’UE tentent de faire adopter leurs normes par les autres pays. Pour Washington, dont le propre système de sécurité sanitaire est souvent accusé de laxisme, c’est une manière d’amener les pays à accepter les OGM et les inspections sur la sécurité sanitaire des viandes. Pour Bruxelles, dont les normes de sécurité sanitaire ont bien meilleure réputation, cela se traduit par l’imposition de normes très strictes à des pays qui ne peuvent les respecter. Les accords de libre échange (ALE) bilatéraux sont devenus un instrument privilégié pour faire passer les changements.

La Corée du Sud est un pays qui a été particulièrement touché récemment par la stratégie américaine d’utilisation des politiques de sécurité sanitaire pour imposer autant que possible la mainmise des entreprises américaines. En mars 2007, un accord bilatéral secret sur les organismes génétiquement modifiés (OGM) a été signé en marge de la dernière session de négociations sur l’ALE entre les États-Unis et la Corée. [1] Cet accord a considérablement réduit le domaine de compétence de la Corée pour réglementer l’arrivée des OGM en provenance des États-Unis (voir Encadré 1). Sans surprise, l’accord a été immédiatement salué par la Biotechnology Industry Organisation, une organisation dont le siège est à Washington et qui a probablement été le seul groupe à être consulté à ce sujet.

L’encre de l’accord sur les OGM était à peine sèche que les produits agricoles transgéniques américains ont fait leur apparition dans l’alimentation coréenne. Jusque là, les lois de la Corée sur les OGM, notamment les règles d’étiquetage, avaient pour l’essentiel empêché l’entrée des importations d’OGM dans le pays, sauf un peu en ce qui concerne l’alimentation animale, l’huile de soja et la sauce de soja. [2] Mais fin avril 2008, cinq mois seulement après le début de la mise en œuvre par la Corée du Protocole des Nations unies sur la biosécurité, quatre fabricants locaux d’amidon de maïs ont commencé à importer du maïs OGM, en déclarant qu’ils ne pouvaient pas faire autrement puisque le prix du maïs non modifié avait connu une hausse des prix vertigineuse sur le marché mondial. Dans un climat d’hostilité des consommateurs, ils ont indiqué qu’ils envisageaient d’acheter 1,2 million de tonnes aux États-Unis dans l’année. [3]

La Corée n’est pas le premier pays à avoir abandonné son droit souverain de définir ses propres politiques en matière d’aliments biotechnologiques sous la pression bilatérale des États-Unis. L’Inde et la Chine ont toutes deux renoncé à imposer des restrictions sur les importations d’OGM après des « discussions » avec les États-Unis. La Thaïlande a retiré sa législation très stricte sur l’étiquetage des OGM en 2004 après une mise en garde des États-Unis indiquant que cette réglementation allait nuire aux négociations sur un ALE. Après cela, les entreprises américaines ont demandé instamment au Représentant américain au commerce de se servir de la proposition d’ALE avec la Thaïlande pour que ce pays autorise les essais en champ des OGM. [4] Un processus similaire est en cours en Malaisie où des groupes de lobby américains essaient de convaincre le gouvernement malais d’abandonner son projet d’étiquetage obligatoire des produits OGM, en en faisant une condition préalable à l’ALE proposé entre les États-Unis et la Malaisie. [5]

Toutefois, les OGM ne constituent qu’un volet d’une stratégie plus vaste sur la sécurité sanitaire que les entreprises font avancer par le biais de moyens bilatéraux. La stratégie est codifiée selon des termes tels que « fondé sur la science », « équivalence » et « harmonisation ». Mais elle équivaut en réalité à un impérialisme économique et culturel. La situation est très claire dans le cas de la Corée.

Encadré 1 - Que prévoit l'accord États-Unis-Corée sur les OGM

1) Il oblige la Corée à restreindre son évaluation des risques des produits OGM importés pour l'alimentation humaine ou animale ou en vue d'une transformation, à l'utilisation « prévue » pour ces produits. Cela signifie que les entreprises américaines qui fournissent les produits OGM ne seront pas tenues responsables en cas d'une éventuelle utilisation « impropre » de ces marchandises. C'est précisément comme cela que des cultures de maïs indigène ont été contaminées au Mexique : par des agriculteurs locaux qui ont semé des grains de maïs américain « prévus » pour la cuisine. Et cela aussi était la conséquence d'un accord de libre-échange (ALENA) imposant l'ouverture du marché mexicain aux produits agricoles américains.

2) Il oblige la Corée à s'abstenir de procéder à des tests sur les « caractères empilés » (OGM avec de multiples transgènes) dans une livraison de semences OGM, par exemple, si ces caractères ont reçu individuellement une autorisation d'utilisation aux États-Unis. Une grande proportion (35 pour cent en février 2008) des demandes d'importations d'OGM en Corée visent précisément des produits d'alimentation humaine et animale à « caractères empilés ».

3) Il engage la Corée à intervenir de manière « prévisible » en matière de lois sur l'étiquetage des OGM. Ceci signifie que Séoul doit associer Washington d'une manière ou d'une autre avant d'annoncer des changements de sa politique. Cette obligation est similaire à la clause de transparence de la plupart des ALE américains selon lesquels les pays partenaires doivent informer Washington des évolutions des politiques avant de pouvoir prendre une décision les concernant.

4) Il prévoit un cadre pour l'application par la Corée du Protocole des Nations Unies sur la biosécurité (que les États-Unis refusent de signer) vis-à-vis des produits OGM provenant des États-Unis. À la suite d'un amendement soutenu par le Mexique au nom des États de l'ALENA, le Protocole sur la biosécurité stipule maintenant expressément que les obligations de documentation ne s'appliquent pas au commerce entre pays parties et non-parties au Protocole dans le cadre des accords ou dispositifs bilatéraux, multilatéraux ou régionaux. Cela signifie que les obligations de documentation du Protocole pour l'entrée de produits OGM ne s'appliqueront pas au commerce entre la Corée et les États-Unis.

Dans la moulinette des grandes entreprises

Comme bien d’autres pays dans le monde, le gouvernement sud-coréen a imposé une interdiction complète des importations de bœuf américain en 2003, quand un cas d’ESB (encéphalopathie spongiforme bovine, ou « maladie de la vache folle ») a été détecté sur une vache aux États-Unis. La filière bovine américaine était furieuse, la Corée étant son troisième marché à l’étranger. En 2006, des représentants du département américain du commerce ont forcé le gouvernement coréen à accepter de réouvrir partiellement son marché au bœuf américain, comme condition préalable aux discussions sur un ALE entre les États-Unis et la Corée.

Depuis lors, les États-Unis ont déployé des efforts constants pour regagner les précieux marchés d’exportation de viande bovine en Corée et ailleurs, à travers un double processus visant à instaurer son propre système d’inspection par rapport à l’ESB, puis à amener le reste du monde à accepter que ce système est sûr. Étant donné que les États-Unis ne pratiquent un test ESB que sur un pour cent du bétail chaque année, la Corée et d’autres pays sont très sceptiques sur l’efficacité du dispositif américain. [6] Les États-Unis ont donc cherché un moyen de pression ailleurs et l’ont trouvé à l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE), l’organisme international qui définit les normes en santé animale et qui est reconnu par l’Organisation mondiale du commerce. L’administration Bush a amené l’OIE a se prononcer en faveur de la fiabilité de la viande bovine américaine (voir Encadré 2).

La décision de l’OIE n’obligeait par la Corée à changer sa propre réglementation. Mais la question était si étroitement liée à l’ALE qui était en passe d’être signé que Séoul a capitulé et a réouvert ses marchés au bœuf américain. Une importante condition a toutefois été ajoutée : la viande bovine importée ne doit pas comporter de « matériels à risque spécifié » vis-à-vis de l’ESB, comme des fragments d’os par exemple. L’industrie américaine de la viande bovine éprouve, semble-t-il, quelque difficulté à respecter cette exigence assez élémentaire. Les trois premières livraisons de bœuf américain à la Corée à la suite de la réouverture du marché coréen ont été rejetés du fait de la présence de fragments d’os. [7] En juin 2007, Séoul à décidé de suspendre toutes les autorisations d’exportations aux fournisseurs américains parce que deux livraisons de produits bovins, provenant de Cargill et Tyson, avaient été exportés vers la Corée sans les certificats de quarantaine nécessaires. [8] Mais, plutôt que de prendre des mesures pour respecter les normes coréennes, l’industrie américaine de la viande bovine, soutenus par des législateurs à Washington pour lesquels il ne peut tout simplement pas y avoir d’ALE sans ouverture totale du marché coréen au bœuf américain, a insisté pour que la Corée modifie ses critères et permette l’entrée sans restriction de cette viande, avec les fragments d’os et le reste.

Tempête de protestations

Le 18 avril 2008, alors que l’ALE était signé mais encore en attente d’une ratification par les parlements des deux pays, le président sud-coréen récemment élu Lee Myung-Bak s’est envolé pour Camp David pour rencontrer George Bush. En marge de la rencontre, le représentant coréen pour l’agriculture a accepté les exigences les plus détaillées du gouvernement américain afin de mettre fin aux blocages de la viande bovine et déblayer le terrain pour l’ALE : un ensemble de six pages d’exigences sur les importations de viande bovine qui garantissait aux États-Unis tout ce qu’ils voulaient et même plus. [9]

Le protocole sur la viande bovine ouvre le marché coréen à pratiquement toutes les formes de viande bovine américaine et réduit considérablement les contrôles et les recours que le gouvernement coréen peut invoquer en cas de suspicion de problèmes. Associé à une révision des règles nationales américaines portant sur des restrictions apportées à l’alimentation des animaux d’élevage (« enhanced feed ban »), à laquelle est lié le protocole, l’accord commercial global réduit sérieusement les critères de sécurité sanitaire pour les consommateurs coréens. [10] Le responsable de R-CALF, un groupe de défense des intérêts des éleveurs américains, décrit de manière abrupte le point de vue des fournisseurs : « Ces restrictions sur l’alimentation animale restent les moins strictes de l’ensemble des pays qui luttent contre l’ESB. Les États-Unis n’interdisent dans l’alimentation des vaches que deux des tissus animaux à risque élevés, à savoir les amygdales et les yeux. Dans la mesure où l’ESB se transmet en nourrissant des vaches avec des produits dérivés d’autres vaches (infectées), beaucoup estiment que les États-Unis ne font pas grand chose pour lutter contre la maladie et obligent la Corée à accepter les risques.

Le protocole sur le bœuf a déclenché d’importants remous en Corée puisque les Coréens ne veulent tout simplement pas être forcés à prendre ces risques. [11] Des manifestations nocturnes, certaines d’entre elles mobilisant plus de 100 000 personnes, ont secoué les grandes villes, et les syndicats envisagent de bloquer physiquement le déchargement d’une éventuelle livraison de bœuf américain. S’efforçant vainement de calmer les esprits, les deux gouvernements ont signé une nouvelle lettre par laquelle Washington affirmait le droit de Séoul de mettre fin aux importations de viande bovine américaine, mais seulement en cas d’ESB confirmé par les États-Unis. La suspicion d’un foyer de maladie ne sera pas une raison suffisante pour interrompre les échanges commerciaux. Alors que le gouvernement Lee louvoie entre les demandes des Coréens de renégocier l’ensemble de l’accord et le refus des États-Unis de s’y résoudre, le résultat final est que le gouvernement américain force un autre pays à abandonner les précautions qu’il a prises contre les éventuels risques sanitaires d’une industrie alimentaire ravagée par ce type de problèmes.

Encadré 2 - Ce sont les règles qui sont importantes, pas la maladie

La stratégie américaine à l'OIE a été de changer les recommandations portant sur le commerce avec des pays où existe l'ESB, de façon à ce que le statut du pays ne soit pas basé sur la présence de l'ESB mais sur une « évaluation scientifique des risques » des garanties qu'un pays adopte pour préserver ses exportations de l'ESB. Les États-Unis ont fait un premier pas dans cette direction en 2003 en créant un nouveau statut de « risque minimal » à l'intérieur de sa propre réglementation pour les pays qui exportent de la viande de bœuf vers les États-Unis. Ils ont ensuite réussi à faire passer une résolution à l'OIE, adoptée en 2006, par laquelle les cinq catégories d'origine pour classer un pays ont été supprimées et trois nouvelles catégories (« risque d'ESB négligeable », « risque d'ESB contrôlé » et « risque ESB indéterminé ») ont été approuvées. Dans le même temps, il a été décidé que l'OIE, qui ne se prononçait auparavant que par rapport à un pays qui affirmait être exempt d'ESB, pouvait maintenant décider si un pays devait être considéré en situation de « risque contrôlé ». Si un pays accède à cette catégorie, il peut alors plus facilement reprendre ses exportations.

Lors de sa Session générale à Paris en mai 2007, alors que des manifestants coréens étaient dans la rue, l'OIE a publié sa première liste de pays à « risque contrôlé », les États-Unis faisant, sans surprise, partie du lot. Les États-Unis ont immédiatement mis à profit cette décision. « Nous utiliserons cette validation internationale pour demander instamment à nos partenaires commerciaux de réouvrir les marchés à l'exportation pour toutes les catégories de produits de viande bovine américains » a immédiatement déclaré Mike Johanns, Secrétaire d'État américain à l'agriculture. « Nous utiliserons tous les moyens à notre disposition pour faire en sorte que les pays prennent rapidement des mesures pour aligner leurs exigences sur les normes internationales. »*

* Déclaration du Secrétaire d'État Mike Johanns à propos de la classification des États-Unis par l'OIE, le 22 mai 2007

Au-delà de la Corée

Ce que vit la Corée aujourd’hui n’est pas unique. Un certain nombre d’autres pays ont déjà cédé à la pression et renoncé à leur droit de définir leur propre réglementation de sécurité sanitaire pour les importations de viande américaine, pas seulement vis-à-vis de l’ESB mais aussi par rapport à toutes sortes de problèmes de sécurité sanitaire des aliments et de santé animale qui touchent la filière viande américaine. Du point de vue des entreprises américaines de cette filière, « l’accès au marché » qu’elles escomptent des ALE américaines est un processus double, qui implique la suppression non seulement des tarifs douaniers mais aussi des restrictions sanitaires et phytosanitaires (SPS). Les entreprises américaines de volaille ont été particulièrement inflexibles sur ce point. Les exportations sont importantes pour elles parce que la demande domestique est dominée par la viande blanche, si bien qu’ils ont un surplus important de « viande brune », surtout des cuisses de poulet. Les exportations correspondent actuellement à environ 5 milliards de dollars par an. [12] Mais peu de pays acceptent les morceaux de poulet américain, du fait du niveau élevé des hormones et des résidus d’antibiotiques qu’ils contiennent, et de la réticence à laisser les éleveurs de volaille locaux se faire évincer du secteur par la commercialisation de morceaux de poulet à des prix si ridiculement bas que le système équivaut réellement à du dumping. Aussi les entreprises américaines du secteur de la volaille, comme Tyson et Cargill, compte sur le processus des ALE pour obtenir un moyen supplémentaire de s’imposer sur ces marchés.

L’ALE entre les États-Unis et le Maroc a créé un précédent. Le Maroc a réduit radicalement les tarifs douaniers et a accepté ensuite les certificats d’exportations des inspecteurs américains « comme moyens de certifier le respect des normes sur les hormones, les antibiotiques et les autres résidus » pour le bœuf et la volaille. [13] Peu après, dans le cadre des négociations d’un ALE entre les États-Unis et Panama, ce dernier a accepté de reconnaître « l’équivalence » des inspections américaines pour la viande et le système de classification de la viande bovine, et d’autoriser l’entrée de toutes les exportations de bœuf américaines cohérentes avec les normes de l’OIE.

L’Accord de libre-échange États-Unis-Amérique centrale a apporté une autre victoire importantes aux entreprises américaines de volaille. Les entreprises de volaille d’Amérique centrale, qui ont été traditionnellement protégées par des barrières douanières, sont solides et disposent de puissants relais politiques. Les États-Unis se sont dit préoccupés du fait que le démantèlement des tarifs douaniers, conclus dans le cadre de l’ALE, pourrait déclencher « un mouvement chez les producteurs de volaille d’Amérique centrale visant à bloquer l’entrée des volailles et produits dérivés américains en se servant de barrières techniques sanitaires. » [14] Le Salvador, le Honduras et le Costa Rica ont depuis longtemps adopté une ligne dure sur la question de la salmonelle dans les importations, qui se traduit, dans les faits, par une interdiction des importations des viandes de volaille crues des États-Unis, où la bactérie est omniprésente. Au grand mécontentement de l’industrie américaine de la volaille, le Honduras a également une réglementation très stricte sur la grippe aviaire au niveau des importations. Par le passé, les pays d’Amérique centrale ont été en capacité d’ignorer les protestations des États-Unis, qui qualifiaient ces mesures d’ « arbitraires » et de « non scientifiques », parce qu’ils étaient autosuffisants au niveau de la viande de volaille. Mais les négociations sur l’ALE ont changé la dynamique. Par le biais d’un groupe de travail parallèle sur les normes sanitaires, les États-Unis sont capables de faire passer ces « difficiles changements » et d’amener tous les pays à accepter de « reconnaître l’équivalence du système américain de sécurité sanitaire et d’inspection. » [15]

Dans d’autres pays, les entreprises américaines de la filière viande ont utilisé les ALE pour obtenir des victoires encore plus spectaculaires. L’ALE entre les États-Unis et le Pérou est un exemple typique à cet égard. Sara Lilygren, vice-présidente chargée des relations avec le gouvernement fédéral pour Tyson Foods, l’a qualifié de « meilleures conditions d’accès au marché de la volaille jamais négociées dans un accord de libre-échange ». [16] Tyson et les autres entreprises américaines du secteur de la volaille n’ont pas seulement gagné au niveau de l’accès au marché sans droit de douanes pour les cuisses de poulet, mais aussi au niveau d’un engagement précis du Pérou d’accepter le système américain pour déterminer le statut d’un pays vis-à-vis d’une maladie. Ce qui est encore plus remarquable, c’est que le Pérou a accepté d’adopter les normes sanitaires américaines pour l’inspection des installations d’abattage et de transformation des volailles.

Cela veut dire que le Pérou et les autres pays qui ont signé des accords de ce type vont autoriser le dumping d’une viande américaine de mauvaise qualité sur leurs marchés. L’impact sera immédiat et brutal pour leur économie locale, particulièrement pour les petits producteurs. Les grandes entreprises américaines de viande de volaille utilisent déjà leur nouvel accès au marché pour racheter tous les producteurs locaux et les intégrer directement dans leurs filières de production transnationales, comme l’a fait Cargill récemment en reprenant deux importantes sociétés de viande de volaille au Honduras et au Nicaragua. [17] Quelques sociétés locales pourraient peut-être survivre en regroupant et en développant leurs activités à l’international. Le groupe volailler Multi Inversiones au Guatemala, par exemple, s’est développé dans les pays voisins et au Brésil. Mais il est extrêmement improbable que ces sociétés soient capables de se servir de l’ALE pour s’implanter sur le marché américain. Même si les ALE peuvent, en théorie, offrir aux producteurs de volaille un certain accès aux marchés américains, le système d’inspection américain a tendance, dans la pratique, à ne laisser passer que les plus gros. Seules trois usines de volaille au Chili et deux au Costa Rica sont agréées pour exporter vers les États-Unis. Il n’y en a aucune au Salvador, au Honduras, au Guatemala et au Maroc. Les usines de volailles du Mexique (qui est un important producteur de volaille, qui a signé un ALE avec les États-Unis, et est en prise directe sur le marché américain), ne peuvent obtenir une autorisation d’exporter des produits de volaille transformés vers les États-Unis que si l’abattage est effectué sous inspection fédérale aux États-Unis ! [18]

Les exigences de l’Union européenne sont encore plus rigoureuses. Pour les exportations de viande bovine de son principal fournisseur, le Brésil, l’UE ne demande pas seulement l’homologation des abattoirs mais aussi celle des fermes. En février 2008, seulement 106 fermes dans l’ensemble du Brésil étaient autorisées à exporter du bœuf vers l’UE, ce qui signifie que seules les plus grandes sociétés de viande bovine du Brésil auront accès à la plus-value du marché européen. On peut prendre également le cas de l’Inde. Le gouvernement indien s’emploie activement à négocier un ALE avec l’Union européenne pour développer son accès aux consommateurs européens. Toutefois l’Europe a adopté une ligne extrêmement dure en matière de sécurité sanitaire des aliments. Tout d’abord, en règle générale, elle soutient que ses normes de sécurité sanitaire sont « non négociables », même dans le cadre d’une « négociation » d’ALE. [19] Ensuite, elle adresse aux producteurs et aux transformateurs de denrées alimentaires étrangers des demandes qui confinent à l’absurde. Il y a dix ans, l’Union européenne a interdit tous les produits de la mer venant d’Inde sous prétexte que ses exigences pour l’importation n’étaient pas respectées. Ces dernières prévoyaient entre autres le lavage à l’eau potable des plafonds des unités de conditionnement du poisson ! [20] L’Inde est un pays où 40 pour cent de la population n’a pas d’accès à l’eau potable. Delhi qualifie ce niveau de sécurité sanitaire de « paranoïa », mais aura bien des difficultés à parvenir à ses fins. [21] Par le biais de ses ALE, l’UE commence aussi augmenter ses exigences de bien-être animal dans la production alimentaire. [22]

Encadré 3 - Embargo sur les poulets américains

On ne le sait pas toujours, mais l'Union européenne interdit les importations de poulets américains depuis 1997 du fait de la pratique américaine de laver les poulets dans du chlore avant leur exportation. Plutôt que de demander des contrôles d'hygiène trop nombreux, qui paraît-il serait trop coûteux pour l'industrie, les autorités américaines ont simplement imposé que les carcasses de poulet soient « javellisées » avant d'être conditionnées pour l'étranger. Washington exerce d'énormes pressions bilatérales sur Bruxelles pour qu'il lève cet embargo. « Les États-Unis peuvent faire ce qu'ils veulent chez eux, mais les consommateurs européens ont d'autres exigences », a récemment déclaré le ministre de l'agriculture Michel Barnier pour défendre l'interdiction. « Ils veulent des contrôles d'hygiène tout au long de la chaîne de production, pas une désinfection brutale en bout de chaîne."*

* « EU farm ministers balk at moves to permit importation of chlorine-treated US poultry », International Trade Daily, BNA, 20 mai 2008.]

La sécurité pour qui ?

L’hypocrisie de tout cela est consternante. Chaque année, 76 millions d’Américains - un sur quatre - sont victimes d’une intoxication alimentaire et 5000 en meurent. [23] Au cours de la seule année dernière, quelque 100 millions de kilogrammes de viande de boeuf ont été retirés du marché américain parce qu’elle ne répondait pas aux normes de sécurité. [24] En mai 2008, l’administration a agressivement (illégalement disent certains) annulé une décision de justice autorisant Creekstone Farms, un grossiste en viande américain qui voulait commercialiser ses produits « sans ESB », à procéder à un test de détection de la maladie de la vache folle sur tous les animaux. Washington fait valoir que ces tests donnent de « fausses assurances », mais son véritable souci est d’éviter au « Big Beef » de procéder à ces contrôles. [25] (Et maintenant les choses deviennent plus complexes. D’ici la fin 2008, quand les formalités seront terminées, le marché de gros américain de la viande bovine sera dominé par une firme brésilienne, JBS. Les vaches seront toujours abattues aux États-Unis, mais le centre de décision sera à São Paulo, alors c’est moins simple de parler de "boeuf américain".)

En fait, de nombreuses entreprises alimentaires et de distribution américaines et européennes admettent tacitement que les normes gouvernementales « fondées sur la science » sont inadaptées. McDonald et d’autres chaînes de fast-food appliquent leurs propres programmes de contrôle privés pour les fournisseurs de viande. Et les plus grands détaillants, comme Wal-Mart et Costco, disposent de leur propres régimes de certification privés, exigeant des distributeurs, des transformateurs, et même des agriculteurs de respecter des normes détaillées et coûteuses, à commencer par celles qui concernent le choix des semences que les agriculteurs doivent semer (qui doivent par ex. respecter le système UPOV !). [26] L’utilisation de normes privées pour contrôler ce qui se passe de la ferme jusqu’à l’étagère du supermarché se développe si vigoureusement, sous la houlette des Européens qui imposent leurs normes comme normes internationales, [27] que les gouvernements à travers le monde ont bien des difficultés à jongler pour concilier leurs responsabilités publiques (protéger la santé publique) avec les objectifs privés (les normes sur l’alimentation) au cœur de ce système.

De la même manière que la crise alimentaire mondiale a montré que la notion même de sécurité alimentaire a été détournée par un modèle dont la raison d’être est de faire de l’argent et non pas de nourrir les gens, les escarmouches sur la sécurité sanitaire nous font comprendre que le système alimentaire industriel n’a rien à voir avec la santé. La sécurité alimentaire devrait être une question de santé et de culture. Elle devrait permettre la diversité, du producteur jusqu’au consommateur, avec un espace pour que soit respectées les préoccupations des citoyens. Au lieu de cela, nous sommes entraînés dans une uniformité de plus en plus grande en matière de sécurité de l’alimentation et d’acceptabilité des risques. Cette uniformité, qu’on l’appelle harmonisation ou intégration, est motivée prioritairement par les besoins des sociétés internationales de l’agroalimentaire et de la grande distribution. Les normes vides des États-Unis, où la réglementation est adaptée aux convenances des lobbies industriels, sont un danger manifeste et actuel. Mais même dans le cas de l’UE, dont la stratégie économique est plus discrètement dissimulée, le phénomène sous-jacent d’impérialisme est préoccupant. Il en sera peut-être de même demain avec des puissances de l’industrie alimentaire en plein essor comme le Brésil.

Cette situation pose un défi réellement important aux mouvements populaires. Les règles de sécurité sanitaire doivent se recentrer sur les préoccupations et les besoins locaux, pas se baser sur ceux de l’industrie agroalimentaire mondiale.

Lectures complimentaires :
 Christine Ahn et GRAIN, « Food safety on the butcher’s block », Foreign Policy in Focus, version mise à jour, 25 avril 2008, http://www.bilaterals.org/article.php3?id_article=11850.
 GRAIN et Centre africain pour la biosécurité, « Bilateral biosafety bullies », Briefing, octobre 2006. http://www.grain.org/briefings/?id=199. Disponible aussi en espagnol et en anglais.
 ALE Corée-États-Unis : Manifestations à l’OIE, mai 2007, galerie photo
http://www.fightingftas.org/spip.php?article75.

Notes:

[*Cet article est basé sur un travail fait en collaboration avec Christine Ahn de l’Institut de la Politique Coréenne [Korea Policy Institute] et les Américains-Coréens pour le Commerce Equitable [Korean Americans for Fair Trade], "Food safety on the butcher’s block", Foreign Policy in Focus, Institute for Policy Studies, Washington DC, le 18 avril 2008.

[1« US-Korea Understanding on Agricultural Biotechnology », mars 2007, http://www.bilaterals.org/article.php3?id_article=11183.

[2L’huile de soja et la sauce de soja sont considérées comme exemptées des exigences d’étiquetage obligatoire parce que leurs procédés de fabrication sont censés faire disparaître les protéines OGM.

[3« Fears about GMOs », editorial, Korea Times, Séoul, 1er may 2008. http://tinyurl.com/4nv8wz.

[4Commentaires de Monsanto au Représentant américain au commerce sur l’ALE États-Unis-Thaïlande, 8 avril 2004, http://www.bilaterals.org/article.php3?id_article=93.

[5Lettre de la Biotechnology Industry Organisation au Représentant américain au commerce sur les négociations sur l’ALE États-Unis-Malaisie, en date due 12 mai 2006. http://www.bilaterals.org/article.php3?id_article=5063 ; AMCHAM Malaisie/Chambre américaine du commerce, Soumission du public à propos de la proposition d’Accord de libre échange entre les États-Unis et la Malaisie (USMFTA), 19 mai 2006, http://tinyurl.com/3n7s6h.

[6Food and Water Watch, « Food safety consequences of factory farms », feuille d’information, Washington DC, mars 2007, http://tinyurl.com/4mveol.

[7En plus de fragments d’os, la troisième livraison de viande contenait aussi des traces de dioxine dépassant les niveaux autorisés.

[8« South Korea blocks US beef », Associated Press, 5 juin 2007.

[9US-Korea Beef Protocol (2008), http://www.bilaterals.org/article.php3?id_article=11988.

[10Le champ d’application du protocole États-Unis-Corée est déterminé par l’interdiction américaine sur l’alimentation animale, puisque le protocole stipule qu’une fois l’interdiction renforcée rendue publique, la Corée importera de la viande de bœuf (à l’exception des quelques matières à risque convenues) de bétail américain de n’importe quel âge, au lieu de 30 mois ou moins. (Le bétail âgé de moins de 30 mois est moins exposé à l’infection de l’ESB.) L’interdiction révisée sur l’alimentation animale a été publiée dans le Régistre fédéral américain le 25 avril 2008, une semaine après la signature du protocole : http://tinyurl.com/49u28v. Il est étrange qu’alors que l’interdiction ne sera pas mise en œuvre aux États-Unis pendant un an, puisque l’industrie dispose d’une période de 12 mois pour s’adapter, elle prend immédiatement effet pour la Corée.

[11Selon les sondages les plus récents, plus de 75 pour cent des Sud-Coréens ne souhaitent pas acheter de bœuf américain et plus de 80 pour cent veulent une renégociation du protocole.

[12USDA Economic Research Unit,« US Poultry Outlook Report - Avril 2007 », US Department of Agriculture, Washington DC, http://tinyurl.com/4pco2h.

[13US Trade Representative, « US-Morocco Free Trade Agreement Agriculture Provisions », USTR, Washington DC, 7 juin 2004.

[14USDA, « Guatemala : Poultry and Products, Production and Consumption », GAIN Report, 30 août 2006, http://tinyurl.com/3uhkc2.

[15US Embassy in Nicaragua, « Nicaragua : Country Commercial Guide, Chapter 5 », http://nicaragua.usembassy.gov/chapter5.html.

[16Témoignage devant le Comité plénier du Comité des voies et moyens de la chambre, 12 juillet 2006 : http://tinyurl.com/3oxe47.

[17Cargill Meats Central America, http://tinyurl.com/3vhejw.

[18USDA, « Eligible Foreign Meat and Poultry Establishments », http://tinyurl.com/4cewvn. Le Mexique n’est autorisé à exporter que des produits de volailles transformés abattus sous l’inspection fédérale aux États-Unis ou dans un pays qui a le droit d’exporter de la volaille abattue vers les États-Unis.

[19« EU ‘strongly committed’ to Mediterranean agriculture », Food Navigator Europe, 8 décembre 2006, http://www.bilaterals.org/article.php3?id_article=6665.

[20Veena Jha, chapitre sur l’Asie du Sud de « Environmental regulation and food safety : Studies of protection and protectionism« , IDRC, Ottawa, 2005, http://www.idrc.ca/openebooks/185-X/.

[21Arun S, « Govt asks EU to lift ‘paranoid’ health-related trade barriers », Financial Express, 10 mai 2008, http://www.bilaterals.org/article.php3?id_article=12078.

[22Jusqu’à récemment l’ALE entre l’UE et le Chili était la seule isntance où l’UE avait introduit ses propres critères de bien-être animal dans les normes sanitaires d’un autre pays comme condition à un accord commercial bilatéral. Le bien-être animal apparaît maintenant dans la version provisoire de l’ALE UE-Amérique centrale, ce qui peut signifier qu’il devient une exigence régulière vis-à-vis des partenaires étrangers puisque l’UE négocie actuellement une série de nouveaux ALE.

[23Centre for Disease Control, Washington DC, http://www.cdc.gov/HealthyYouth/foodsafety. Ces statistiques ne concernent que les cas signalés.

[24Compilé à partir des statistiques de l’USDA sur le retrait d’aliments dangereux : http://www.fsis.usda.gov/Fsis_recalls/. Un seul de ces retraits en avril 2008 a porté sur 200 000 kg de têtes de bovins congelées avec les amygdales intactes. Les amygdales sont un vecteur de l’ESB.

[25Sam Hananel, « Government asks court to block wider testing for mad cow », Associated Press, 9 mai 2008, http://tinyurl.com/3pnykc.

[26« En l’absence d’un bon système de sécurité sanitaire géré par le gouverment [américain] , nous complétons avec le nôtre », déclare Jeff Lyons, vice-président général de Costco pour les produits frais. Cité par Julie Schmit, « U.S. food imports outrun FDA resources », USA Today, 18 mars 2007, http://tinyurl.com/34lh9m. La protection de l’UPOV, une sorte de brevet pour les plantes, fait partie des normes EurepGAP, maintenant GlobalGAP. Voir http://tinyurl.com/3n55b5.

[27En 2007, EurepGAP, les normes privées européennes sur les bonnes pratiques agricoles en matière de production alimentaire, est devenu GlobalGAP. Les pays en développement comparent et définissent maintenant leurs normes de production alimentaire en référence à GlobalGAP.


 source: GRAIN