La diversité culturelle, ennemie des Etats-Unis

La diversité culturelle, ennemie des Etats-Unis

LE MONDE | 22.12.04 | 14h17

Au nom du libre-échange, les Américains tentent de vider de toute substance un projet de convention en négociation à l’Unesco.

La culture, enjeu géopolitique. Depuis que les industries culturelles sont devenues le premier poste d’exportation des Etats-Unis, et au moment où se négocie à l’Unesco un projet de convention pour la diversité culturelle, la pugnacité des Américains à préserver leur pré carré et leur influence dans le monde est plus que jamais d’actualité. Du 13 au 18 décembre, un groupe de 24 délégations a peaufiné l’avant-projet de cette convention, qui devrait être votée en octobre 2005. Les luttes au sein de l’Unesco pour créer un instrument juridique contraignant et qui protégera la diversité culturelle reflètent clairement une bataille économique beaucoup plus vaste, menée quotidiennement par les Américains.

Le cinéaste marocain Nabil Ayouch en a bien conscience depuis qu’il a organisé, en tant que fondateur de la Coalition marocaine pour la diversité culturelle, une manifestation pacifique à Rabat le 26 janvier 2003. La police est intervenue, en faisant quelques blessés légers, alors que la foule, réunie en sit-in, voulait éviter que les accords commerciaux en négociation avec les Etats-Unis ne permettent aux Américains de faire main basse sur l’ensemble du paysage audiovisuel privé marocain.

"L’accord de libre-échange devait intégrer tous les secteurs de l’économie, raconte le réalisateur d’Une minute de soleil en moins. Le niveau des subventions accordées à la culture a pu être maintenu, mais rien n’a pu être envisagé pour préserver vraiment l’avenir et autoriser des subventions publiques dans les nouvelles technologies ou Internet." "La demande que nous formulions d’imposer des quotas de cinéma national dans la programmation télévisuelle ou de musique dans les radios n’a pas abouti, regrette Nabil Ayouch. En revanche, nous avons obtenu gain de cause pour la loi sur l’audiovisuel. Les Américains souhaitaient pouvoir prendre plus de 49 % du capital d’une chaîne de télévision et modifier la loi pour en contrôler plus d’une. Cela n’a pas été possible."

"Il a fallu une intervention très nette de Jacques Chirac auprès des autorités marocaines pour éviter le pire", précise-t-on dans l’entourage de François Loos, ministre délégué au commerce extérieur. "Les Américains ont proposé d’ouvrir leur marché aux produits agricoles marocains. En contrepartie, le Maroc devait s’engager à renoncer à sa souveraineté sur ses industries culturelles", souligne le conseiller de Renaud Donnedieu de Vabres, ministre de la culture et de la communication.

ATTAQUES EN RÈGLE

"Mais très concrètement, relève Nabil Ayouch, les producteurs marocains qui veulent exporter des fruits ou des légumes aux Etats-Unis ont beaucoup de mal. On leur dit par exemple que leurs denrées ne sont pas conformes aux règles d’hygiène requises, car les camions qui les transportent passent sur une route située à 300 mètres d’une décharge publique. Ils doivent faire un détour de 80 kilomètres."

Pour Jean Musitelli, un des experts non gouvernementaux chargés de préparer l’avant-projet de convention, les Américains - qui avaient quitté l’Unesco en 1984 et l’ont récemment rejoint - "ont changé de stratégie" vis-à-vis de la future convention. "Après une phase de commisération au cours de laquelle ils ne croyaient pas à ce projet, ils l’ont attaqué frontalement quand ils ont vu que la mayonnaise commençait à prendre. Ce qui passe par des attaques en règle contre ce projet de convention, qu’ils qualifient de protectionnisme déguisé", explique l’ancien porte-parole de l’Elysée.

Les Etats-Unis ont ainsi présenté la semaine dernière des commentaires généraux et des amendements à l’avant-projet de convention, en cherchant notamment à diluer le texte pour le vider de sa substance. Au point de l’élargir aux "matières perçues comme religieuses"ou encore aux "langues et à la diversité linguistique". Sur ce point, ils n’ont pas obtenu gain de cause.

Plus nettement, les Américains considèrent dans leurs commentaires que "l’Unesco ne devrait pas s’occuper de politique commerciale, -ce- qui est du ressort de l’OMC". Ils ne veulent surtout pas que se crée un instrument juridique plus contraignant que l’OMC. Aussi souhaitent-ils la variante la moins sévère dans la rédaction de l’article 19 - très épineux puisqu’il concerne précisément les relations avec les autres instruments juridiques. Ce projet d’amendement, qui sera examiné ultérieurement, affirme : "Rien dans la présente convention ne modifie les droits et obligations des Etats parties au titre d’autres instruments internationaux existants."

TOM CRUISE AU VIETNAM

Pour Jean Musitelli, l’autre tactique des Américains consiste à contourner l’OMC ou la future convention de l’Unesco en multipliant les accords bilatéraux de nouvelle génération. "Les Américains établissent des précédents dans chaque continent et forcent successivement les gouvernements à renoncer, le plus possible, à leur souveraineté sur leur politique culturelle", affirme l’économiste et sociologue Robert Pilon, vice-président exécutif de la coalition pour la diversité culturelle au Canada.

Le Chili a été l’un des premiers à accepter de ne pas modifier sa législation existante. Ses quotas de diffusion d’œuvres audiovisuelles ne pourront donc pas s’appliquer aux chaînes privées, ni à Internet. Malgré les efforts de la France pour empêcher que le Cambodge fasse une offre de libéralisation de ses industries culturelles, rien n’a pu être évité. "Les Américains utilisent des tas de moyens pour obtenir le maximum de libéralisation de services (cinéma, télévision, musique, livre, nouveaux médias). Généralement, il leur suffit de baisser les droits de douane sur certains produits que les pays souhaitent exporter", précise-t-on dans l’entourage de François Loos.

"Il existe une graduation dans l’échelle des pressions exercées par les Américains", souligne M. Musitelli. "En ce moment, au Burkina Faso ou au Bénin, des diplomates américains mènent un intense travail de lobbying. Ils n’hésitent pas à proposer de rédiger les offres commerciales à la place des représentants africains pour les accords bilatéraux", ajoute-t-on chez François Loos.

Jean Musitelli précise que, dans certains pays d’Europe de l’Est ou au Vietnam, les Américains ont équipé le territoire en salles de cinéma. En faisant venir Tom Cruise ou une autre vedette hollywoodienne pour l’inauguration d’un multiplexe, ils soignent leur image.

Le bras armé du lobbying américain est la Motion Picture Association of America (MPAA), qui regroupe les principaux studios hollywoodiens. Son nouveau président, Dan Glickman, ancien secrétaire d’Etat à l’agriculture de Bill Clinton, a pris rapidement la mesure de sa mission. Il sait mieux que quiconque que l’exportation des biens culturels dope l’ensemble des exportations américaines. Ce qui lui a récemment fait dire, à propos de la convention à l’Unesco : "La diversité culturelle ne doit pas être une excuse pour créer de nouvelles barrières." On ne saurait être plus clair.

Nicole Vulser

ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 23.12.04

source : Le Monde

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