Brie, Camembert, Mozzarella et TTIP
Loin des fromages, une nouvelle grande bagarre s’est engagée: sur la « localisation des données».

Le Monde | 15 juin 2013

Brie, Camembert, Mozzarella et TTIP

William Roenigk n’a pas une grande confiance en l’Europe. « Quoi qu’on fasse, quelqu’un là-bas trouvera que ce n’est pas bien », grommelle-t-il, son porte-documents sous le bras. M. Roenigk est le vice-président du National chicken council, l’association américaine des éleveurs de poulet. Cela fait dix-sept ans que la Commission les mène en bateau. Déjà, le comité scientifique a mis plus de 12 ans pour se prononcer sur les poulets désinfectés au chlore. « Et quand les scientifiques ont dit qu’il n’y avait pas de danger pour le consommateur, les politiques ont quand même voté contre : 27 à zéro !».

Comme la plupart des représentants du secteur agricole, M. Roenigk est sceptique sur le projet de traité de libre-échange entre l’Europe et les Etats-Unis, qui va commencer à être négocié dans la semaine du 8 juillet à Washington. Mais quoiqu’il arrive, les poulets américains auront leur revanche. Si l’accord n’est pas satisfaisant, les fermiers feront pression sur leurs élus. «Il nous sera difficile d’aller voir les membres du Congrès pour leur recommander de voter pour, indique William Roenigk. Et ce n’est pas une menace..»

Le projet de traité de libre-échange entre l’Europe et les Etats-Unis (transatlantic trade and investment partnership) commence à figurer sur le radar américain. Le président Obama l’a lancé, médiatiquement parlant, lorsqu’il l’a inscrit à son programme du deuxième mandat dans son discours sur l’Etat de l’Union. Les think tank ont emboité le pas. Les diplomates des pays les plus pressés (Allemagne, Royaume Uni) font des tournées de présentation dans l’Amérique profonde. A la veille de la visite à Berlin de Barack Obama, le 19 juin, les automobilistes ont droit à une campagne de pub payée par l’Allemagne, sur la radio NPR qui vante les millions d’emplois qui ne vont pas manquer d’être créés grâce au TTIP (prononcez « Ti-tip »).

Le Congrès, comme à son habitude, se hâte lentement. Le 23 mai, la commission des affaires étrangères du sénat a tenu des auditions sur le sujet. Plusieurs sénateurs ont dépeint l’avenir radieux qui attend les entreprises européennes lorsqu’elles seront en mesure de profiter des bienfaits de la fracturation hydraulique et de la faiblesse des syndicats, tous avantages dont elles sont privées en Europe. « Grace aux formidables prix du gaz aux Etats-Unis, elles vont pouvoir produire ici et expédier en Europe », a fait miroiter Bob Corker, le sénateur républicain du Tennessee.

Comme le veut la tradition démocratique, le gouvernement a organisé une consultation populaire. Près de 400 contributions ont été envoyées au bureau du représentant au commerce (Mike Froman, l’ex-sherpa de Barack Obama), qui va conduire la négociation avec Bruxelles. Et 60 représentants d’associations professionnelles ou d’ONG sont venus donner leur point de vue directement à un panel de fonctionnaires issus de sept ministères.

A part les pilotes de ligne, personne n’est totalement contre le traité. La majorité trouve que le T-TIP, est une formidable occasion de stimuler la croissance. « Ensemble les Etats-Unis et l’Europe représentent presque la moitié de l’économie mondiale et 30 % du commerce », souligne la chambre de commerce, l’institution qui mène la charge pour obtenir un traité le plus large possible.

Mais dans le détail, c’est un défilé de mises en gardes et de revendications. Les défenseurs des océans veulent le démantèlement des subventions européennes à la pêche. Les consommateurs s’inquiètent que les pacemakers soient « moins bien contrôlés » en Europe. Les éleveurs de bétail craignent de voir arriver du cheval dans la viande hachée, si l’embargo qui existe depuis 16 ans sur le bœuf européen est levé. Les Arméniens demandent que l’on exige la fin de l’occupation du nord de Chypre si la Turquie doit être associée de près ou de loin à l’accord. Les citoyens du Maine veulent conserver leur droit inaliénable à imposer des préférences locales dans les marchés publics (la fameuse clause « Buy american »).

Roger Baumgart est venu du Nebraska pour demander que le gouvernement se penche sur les deux obstacles qui freinent l’expansion internationale de sa société de soins à domicile pour personnes âgées : la TVA (de 19 % en Allemagne à 24% en Finlande) et « l’inflexible législation du travail » qui oblige ses franchisés à « offrir des congés payés généreux » à des salariés employés à temps partiel. « Nous n’avons même pas réussi conclure d’accords en France alors que c’est le 13ème plus vieux pays du monde !», gémit-il.

Les intervenants les plus farouches, sans surprise, sont les représentants du secteur agro-alimentaire. Les producteurs d’huile d’olive exigent une inspection de toutes les bouteilles importées. « Notre huile est testée là-bas. La leur n’est pas testée ici », proteste Alexander Ott, le directeur de l’association des producteurs. L’Université de Californie à Davis a fait des tests : « Une bonne partie de l’huile d’olive n’était pas de l’huile d’olive !, s’exclame le producteur. Ce que demandons, c’est que la règle du jeu soit la même pour tous ».

Dans la salle, Clayton Hough, du National Cheese Institute, fait résonner le nom des fromages du vieux continent : « Brie, Camembert, Mozzarella, Munster, Pecorino »… Les fromagers américains veulent pouvoir conserver ces noms qui leur ont été légués par « plusieurs générations d’immigrants » européens. « Une famille qui fait du parmesan dans le Wisconsin depuis plus de cent ans va devoir dénicher un nouveau nom ! s’indigne-t-il. La Commission est comme un tigre qui a sorti ses griffes et essaie de récupérer ce que nous estimons être des noms génériques ».

Une résolution adoptée le 24 avril par le Parlement européen a fait l’effet d’une douche froide. Les lobbies agricoles, qui voyaient au bout du TTIP le démantèlement des « injustifiables restrictions » européenne sur les méthodes de production (le bœuf aux hormones) et sur les biotechnologies agricoles (OGM), ont découvert que les Européens n’avaient pas l’intention de s’éloigner du principe de précaution. Un concept qui « va à l’encontre la science et compromet l’accord lui-même », proteste une lettre du 20 mai, signée par 47 groupements de l’agroalimentaire. « Laissons le consommateur décider quel produit il veut acheter et les compagnies quels ingrédients elles veulent utiliser », propose Jaime Castaneda, du conseil des exportations laitières.

Localisation

Dans le couple transatlantique, l’impossible harmonisation des normes phytosanitaires est une vieille source de friction. Mais loin des fromages, une nouvelle grande bagarre s’est engagée: sur la « localisation des données». Ses protagonistes sont plutôt des jeunes qui ont l’air de débarquer de la Silicon Valley.

La localisation est le grand enjeu de demain : où vont se situer les méga-serveurs qui abritent les données stockées sur le « cloud » ? A quelle législation seront-ils soumis ? « Les frontières ne sont plus physiques, explique le lobbyiste Burak Guvensoylar. Elles sont commerciales ». Le jeune homme travaille pour TechAmerica, un groupement de 1200 entreprises de la high tech qui n’entendent pas du tout se voir imposer des règles d’implantation géographique: « Vous imaginez 27 différents serveurs, dans 27 pays ? Ca couterait nettement plus cher. Et pour nettement moins de sécurité ». L’Europe devrait laisser faire : « Le marché sait mieux que quiconque ».

Syndicats jaloux

Mais les Européens ont aussi de nombreux alliés : des anti-OGM, aux étudiants en médecine qui tiennent à ce que les Européens puissent tenir tête aux fabricants de tabac si ça leur chante. Selon eux, le TTIP devrait adopter la réglementation européenne sur les produits chimiques dangereux, bien meilleure que celle qui existe aux Etats-Unis, ou l’interdiction des antibiotiques non thérapeutiques dans l’alimentation animale.

Les associations mettent aussi les Européens en garde contre une provision peu remarquée mais qui est activement défendue par la Chambre de commerce: la protection des investissements, un dispositif qui permet aux entreprises de porter leurs différends devant un arbitrage privé en cas de nationalisation ou lorsque la justice locale est inopérante. L’expérience montre que les multinationales (du tabac ou des industries polluantes) s’en servent « pour contourner les réglementations, les tribunaux et l’état de droit », critique Jean Halloran, de Consumers Union, le groupe de consommateur le plus influent du pays.

Les syndicats sont quasi-jaloux. « Imaginez ! En Europe, les syndicats sont traités comme des partenaires à part entière dans l’économie nationale», apprécie Owen Herrnstadt, de l’association des mécaniciens et salariés de l’aérospatiale. S’il y a harmonisation, ce doit être vers le haut ». L’AFL-CIO réclame des comités d’entreprise dans les compagnies de plus de 1000 salariés, citant une directive européenne. La centrale rêve même du jour où les Européens pourraient l’aider à porter plainte contre les restrictions au droit syndical aux Etats-Unis…

source : Le Monde

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