Brexit : quel libre-échange veut Theresa May ?

La Tribune | 18 janvier 2017

Brexit : quel libre-échange veut Theresa May ?

par Romaric Godin

Le "hard Brexit" de la première ministre britannique ne se fonde pas sur le protectionnisme, mais un libre-échange généralisé et "raisonné". Une stratégie qui ne sera pas sans risque.

Le discours de Lancaster House prononcé ce 18 janvier par la première ministre britannique Theresa May ne traduit pas une tentation protectionniste de Londres. Bien au contraire. La locataire de Downing Street a insisté sur son ambition de construire le Royaume-Uni « post-Brexit », comme un pays « vraiment mondial » (« a truly global Britain »), « regardant plus que jamais vers l’extérieur », une « grande nation de commerce dans le monde entier qui est respectée partout et qui est forte, confiante et unie chez elle ».

Un Brexit qui mène à plus d’ouverture au monde ?

Rien ne serait donc plus erroné que de comprendre le « hard Brexit » revendiqué par Theresa May comme un retour sur soi de la « petite Angleterre ». « Le 23 juin n’a pas été le moment où la Grande-Bretagne a choisi de se retirer du monde. Ce fut le moment où nous avons décidé de construire une Grande-Bretagne vraiment mondiale », a-t-elle affirmé. L’idée de Theresa May est donc de présenter l’UE comme une entrave à la mondialisation rêvée par les Britanniques, pas comme une porte d’entrée. Dès lors que le Royaume-Uni se libère de cette entrave, notamment en refusant les droits de douanes communs et les accords commerciaux communs, aux discussions lentes et complexes, le pays pourra revenir à son identité réelle : celle de la « grande nation commerciale » qui « a toujours regardé au-delà de l’Europe, vers le monde au sens le plus large ».

La sortie du pays de l’UE n’est donc pas un enfermement, dans l’esprit de Theresa May, mais au contraire le replacement de l’UE dans une position égalitaire avec les autres régions du monde. Ce qui, toujours pour le gouvernement britannique, aura pour vertu de dynamiser le commerce extra-européen, actuellement entravé par une logique trop continentale contraire à la tradition du Royaume-Uni. Cette « normalisation » des relations avec l’Europe explique la démarche de la sortie d’un marché unique perçu comme trop contraignant pour préférer un « traité de libre-échange » plus souple, mais aussi équivalent à ce qui régira l’ensemble des relations commerciales du royaume avec le reste du monde.

Croyance revendiquée dans le libre-échange

Theresa May veut donc utiliser le Brexit pour définir une nouvelle doctrine économique britannique : celle d’un Royaume-Uni qui fait du libre-échange et du commerce internationale une force et la source de sa puissance. C’est évidemment une doctrine qui fait écho à l’histoire britannique où le libre-échange a été de 1846 à 1932 le fondement de sa politique économique. Le Royaume-Uni utilisait alors des accords de libre-échange pour pénétrer les marchés internationaux et imposer sa domination sur l’économie mondiale. Et cette domination assurait l’unité et la prospérité du pays. Cet « âge d’or » reste clairement la référence de Theresa May qui a fait allusion dans son discours aux anciens territoires de l’Empire comme de futurs marchés à conquérir pour le Royaume-Uni post-Brexit et qui, comme on l’a vu, a affirmé que la grandeur du commerce permettrait d’assurer l’unité d’un pays travaillé par les nationalismes périphériques irlandais et écossais.

Avec cette nouvelle doctrine, Theresa May poursuit une ambition politique : faire du parti conservateur le centre d’un nationalisme britannique post-Brexit fondé sur le libéralisme et non pas s’opposant à lui. Il s’agit de ne pas s’aliéner l’électorat libéral traditionnel des Tories, qui pourraient être tentés par le vote pour un parti libéral-démocrate qui s’affiche comme le parti pro-UE, tout en s’attachant les Nationalistes de l’UKIP et les électeurs inquiets des tentations indépendantistes du SNP écossais et du Sinn Féin irlandais.

Un libre-échange raisonné ?

Il convient cependant de ne pas caricaturer la position britannique. Les partisans du libre-échange du 19e siècle étaient unilatéralistes : ils demandaient à ce que le Royaume-Uni ouvrât ses frontières de son propre chef sans contreparties, pour répandre le libre-échange partout. Cette position était possible alors en raison de la domination immense de l’industrie britannique sur le reste du monde. Elle n’a, du reste, pas résisté à partir de 1870 aux nouvelles nations industrielles protégées derrière des barrières douanières, comme les Etats-Unis et l’Allemagne. Theresa May n’est pas dans cette logique : elle propose le libre-échange, mais négociera des compromis réciproques dans ce qui sera un traité de commerce permettant d’améliorer « l’ordinaire » que deviendra le régime de l’OMC (régime que le Royaume-Uni devra, du reste, négocier avec cette organisation).

La position de Theresa May est donc de privilégier un libre-échange réciproque, ce qui suppose en effet à la fois des concessions et la possibilité de l’échec des négociations. On pourrait résumer cette position comme la défense d’un libre-échange débarrassée de la naïveté unilatéraliste du 19e siècle britannique revenu à la mode en Europe dans les années 2000. Ce que propose la première ministre à l’UE est donc un traité « équilibré » : laisser le libre accès au marché européen aux industries britanniques les plus fortes, comme la finance et l’automobile, en échange d’un libre accès au marché britannique aux produits européens les plus compétitifs, comme les biens d’équipement ou les biens agricoles, par exemple.

Un traité est-il possible avec l’UE ?

La stratégie de Theresa May a-t-elle des chances de réussir ? Beaucoup d’observateurs européens se gaussent d’un « chantage » dont Londres n’aurait pas les moyens. Sans doute le Royaume-Uni est-il trop dépendant des capitaux étrangers pour dicter « sa » loi à l’UE. Mais la comparaison avec la Grèce de 2015 qui circule parfois est clairement exagérée : le Royaume-Uni demeure la cinquième puissance économique du monde et le deuxième marché du continent européen. Aucune puissance européenne ne peut songer sérieusement à « punir » purement et simplement un tel pays. Le Royaume-Uni, par exemple, est un des rares marchés avec lequel la France dégage un excédent. Peut-elle tirer un trait sur ce marché ? En Allemagne même, une fois tranchée par Theresa May elle-même la question du choix entre marché unique et liberté de circulation, les exportateurs pourront-ils accepter de voir un marché aussi important s’effondrer par la fermeté de l’UE ? Une note du Trésor britannique évaluait le risque de réduction du PIB en cas de sortie du marché unique à 9,5 % au total. Le but du patronat allemand sera évidemment de réduire cet impact et il agira sur le gouvernement fédéral dans ce but. Déjà, l’association des machines-outils allemandes, la VDMA, demande à éviter « toute escalade ». Du reste, la questions des expatriés sera centrale et conduira sans doute à éviter l’escalade. La stratégie des concessions mutuelles voulues par Theresa May pourrait donc s’imposer au-delà du ressentiment de Bruxelles qui, il est vrai, a vécu le Brexit comme une blessure existentielle.

Les limites de la stratégie du libre-échange généralisé

Parallèlement, le ministre des Affaires étrangères Boris Johnson affirme que les candidats aux traités de commerce avec le Royaume-Uni « font la queue » devant son bureau. On sait déjà que la Nouvelle-Zélande est candidate et que Donald Trump a promis un accord « rapide ». Le rêve d’une « global Britain » serait donc possible. Oui, mais les traités de libre-échange, on l’a vu, sont basés sur des concessions. Les Etats-Unis, par exemple, affiche un déficit commercial avec le Royaume-Uni : il y a fort à parier qu’ils chercheront à rééquilibrer, dans les négociations, cette relation, ce qui pourrait nuire à certains secteurs britanniques. Si les négociations avec les grandes économies seront plus simples hors de l’UE pour le Royaume-Uni, le gouvernement devra prouver sa capacité à en tirer de meilleurs résultats et ceci n’est pas certain. Dans les nombreuses et longues négociations bilatérales à mener, Londres va devoir faire face à des intérêts contraires aux siens qu’il faudra prendre en compte. Reste enfin un élément : un traité de commerce n’est rien s’il n’y a pas d’adaptation de la capacité productive. Autrement dit : on ne peut être une « grande nation commerciale » sans investissement dans ce que l’on veut vendre. Le Royaume-Uni n’est plus l’atelier du monde comme en 1846 lorsqu’elle se lançait dans sa campagne de libre-échange. Certes, Theresa May le sait puisqu’elle veut négocier des accords équilibrés. Mais le succès de sa stratégie passera pourtant par un rééquilibrage de l’économie britannique.

Une chance pour le rééquilibrage de l’économie ?

De ce point de vue, la critique de l’effet de la participation britannique au marché unique n’est pas entièrement sans objet. Toute intégration à un marché unique conduit à une spécialisation de ses membres. Le Royaume-Uni dans le marché unique s’est largement spécialisé dans les activités financières et les services aux entreprises au détriment des activités industrielles qui se sont délocalisées hors d’Europe ou dans d’autres pays comme l’Irlande ou l’Allemagne. Cette spécialisation a obligé le gouvernement de Londres à maintenir une fiscalité favorable aux investissements étrangers et a entretenu les points faibles de l’économie britannique : immense déficit courant, désertification des anciennes zones industrielles, inégalités croissantes entre territoires et entre ménages. Ces déséquilibres ont conduit à des polarisations politiques et raciales et au vote Brexit. En sortant du marché unique et en cherchant à commercer le plus possible avec le reste du monde, le Royaume-Uni peut espérer engager un rééquilibrage de son modèle économique en s’adaptant à une demande plus vaste et nouvelle.

Un choix encore peu clair

Tout n’est cependant pas si simple. Si le marché unique a pu favoriser la spécialisation britannique, celle-ci a été alimentée par les choix politiques purement britanniques fondés sur la dérégulation financière et la décision, prise dès les années 1980, de sacrifier le secteur industriel. Sortir du marché unique ne suffira donc pas à rééquilibrer l’économie si le modèle économique reste le même. La vraie question qui se pose désormais au Royaume-Uni - et qui se posait avant le Brexit, ce dernier ne faisant que renforcer son urgence - est de savoir si l’on peut renforcer le capital productif du pays tout en donnant la priorité à la dérégulation financière et à la baisse des impôts. Rien n’est moins sûr, car ces deux éléments conduisent à diriger les investissements étrangers vers les secteurs des services au détriment de l’activité industrielle et à baisser les dépenses publiques. Or, le choix laissé par Theresa May mardi aux Européens, ou laisser le passeport financier à la City ou s’exposer au dumping fiscal, traduit une volonté de faire au plus simple en maintenant la puissance de l’industrie financière au cœur de l’économie britannique.

Dans ce cadre, quel que soit le régime commercial adopté, le rééquilibrage de l’économie britannique qui nécessiterait une politique publique active de « fléchage » des investissements vers l’industrie ainsi qu’un effort de financement dans l’enseignement, la recherche et les infrastructures pour rendre les territoires attractifs, risque de rester lettre morte. Le Brexit risque donc alors de n’être qu’un « coup pour rien », sinon pour relancer les vieilles lunes du nationalisme britannique.

source : La Tribune

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