Ratifier l’accord de commerce avec la Colombie, le Pérou et l’Equateur ?

CNCD 11.11.11 | 19 mars 2018

Ratifier l’accord de commerce avec la Colombie, le Pérou et l’Equateur ?

by Nicolas Van Nuffel

En bref. A l’heure où les Etats-Unis prennent la direction du protectionnisme, la diversification des partenariats commerciaux est fondamentale pour les pays latino-américains, notamment andins. Un développement du commerce entre l’Europe, la Colombie, le Pérou et l’Equateur est donc souhaitable, mais pas à n’importe quel prix. A l’heure où le Parlement de Wallonie s’apprête à débattre de sa ratification, il faut rappeler que l’Accord de commerce proposé entre ces trois pays et l’UE ne respecte pas les balises essentielles pour promouvoir le développement durable et risque de renforcer la spécialisation de ces pays dans l’exportation de matières premières à faible valeur ajoutée. C’est pourquoi la ratification par la Belgique de ce traité devrait être conditionnée à l’inclusion de mesures contraignantes en matière de développement durable, de droits humains et de réglementation financière et fiscale.

Négocié principalement sous la première Commission Barroso, l’Accord de commerce entre l’Union européenne, la Colombie et le Pérou a été signé en juin 2012. S’agissant d’un traité d’ancienne génération, basé sur un mandat découlant du Traité de Nice, il se veut exclusivement commercial, à l’inverse des accords plus récents tels que le CETA, qui incluent la dimension de protection des investissements. Il a cependant été qualifié de mixte par les institutions européennes, ce qui signifie qu’il doit être ratifié par l’ensemble des Etats membres et nécessite donc, en Belgique, l’assentiment des entités fédérées. Il est toutefois entré en vigueur de façon provisoire en 2013, à la suite de l’approbation du Conseil et du Parlement européen, ainsi que des pays partenaires. Seule la mise en œuvre des quatre articles qui justifient sa mixité est retardée [1].

Les négociations avaient au départ démarré avec les quatre Etats membres de la Communauté andine des Nations (CAN). L’Equateur et la Bolivie s’en sont cependant retirés, estimant que le cadre posé par l’Union européenne ne leur permettait pas de négocier un accord favorable à leur propre développement. L’Accord a donc été conclu avec deux pays seulement. Entretemps, l’Equateur a accédé au statut de pays à revenu intermédiaire de la tranche supérieure, ce qui entraîne pour lui la perte de l’accès au Régime spécial d’encouragement (dit « SPG+ ») proposé par l’Union européenne et donc l’établissement de barrières douanières pour ses exportations. Défavorisé par rapport à ses voisins, il a donc été contraint de négocier à son tour avec l’UE un protocole lui permettant de rejoindre l’Accord. Celui-ci est à son tour entré en vigueur le 1er janvier 2017.

En février 2018, trois Etats membres de l’UE n’ont pas ratifié l’Accord : l’Autriche, la Grèce et la Belgique. Dans notre pays, plusieurs entités fédérées ont jusqu’ici retardé leur assentiment, en raison notamment des appels unanimes de la société civile à conditionner la ratification à des améliorations [2].

Impact de l’Accord sur les pays concernés

A l’ère de la mondialisation, il est bien entendu impossible d’isoler l’impact global d’un accord de commerce particulier sur un pays donné. Cependant, après près de cinq ans de mise en œuvre provisoire vis-à-vis de la Colombie et du Pérou, il est intéressant d’observer l’évolution des indicateurs macro-économiques des pays concernés, en particulier de leur balance commerciale vis-à-vis de l’Union européenne.

L’évaluation d’impact commanditée par l’Union européenne [3] prédisait un impact à peu près nul de l’accord pour l’économie européenne. Ceci s’explique par le fait que les partenaires andins occupent une place mineure dans les relations commerciales de l’UE : 0,3% environ pour la Colombie ainsi que pour le Pérou ; 0,1% pour l’Equateur. Les prévisions étaient par contre nettement plus optimistes en ce qui concerne la Colombie (jusqu’à 1,3 point de croissance à l’horizon 2018) et le Pérou (de 0,5 à 0,7 points de croissance).

Qu’a-t-on constaté durant les premières années de mise en œuvre ? La croissance de la Colombie s’est fortement ralentie depuis 2013, passant de 4,9% cette année-là à 1,8% en 2017 [4]. L’évolution a été plus contrastée pour le Pérou, dont le taux de croissance a baissé brutalement de 5,9% en 2013 à 2,4% l’année suivante, avant de connaître une embellie provisoire puis de baisser à nouveau à 2,5% en 2017.

L’évolution de la croissance colombienne reflète en fait la tendance générale en Amérique latine, le Pérou faisant plutôt exception en la matière. La région, assez bien préservée de la crise financière de 2008, a ensuite connu une baisse continue de son taux de croissance, jusqu’à entrer en récession en 2015. Cette « panne » s’explique principalement par l’effondrement des cours des matières premières, sur laquelle nombre de ces pays ont basé leur croissance au cours de la décennie précédente, entraînant un phénomène de « re-primarisation » de leur économie qui les a ensuite fragilisés lors de la chute des cours. Il n’est donc pas principalement imputable à l’Accord de commerce négocié avec l’UE. Cependant, comme nous le verrons plus loin, ledit accord a renforcé ce phénomène de primarisation et n’a donc pas pu servir à engendrer une dynamique contra-cyclique.

Au-delà de la croissance, il est particulièrement intéressant de se concentrer sur l’évolution de la balance commerciale entre l’UE et ces deux pays. L’étude d’impact susmentionnée prévoyait une hausse de 9 à 10% des exportations totales de la Colombie et d’environ 7% dans le cas du Pérou. Dans les faits, la valeur des exportations colombiennes s’est pourtant littéralement effondrée, passant de 63,8 à 30,2 milliards USD entre 2012 et 2015 [5] ; ceci, alors que dans le même temps les importations connaissaient une évolution en dents de scie, passant de 55,6 milliards USD en 2012 à 61,5 en 2014, avant de chuter à 42,9 milliards USD en 2016. En conséquence de quoi, le déficit de la balance commerciale s’est irrémédiablement creusé. Ce phénomène s’explique à nouveau par l’effondrement des prix des matières énergétiques : en quatre ans, la valeur des exportations de pétrole et de charbon est passée de 42 à 14,6 milliards USD. Le Pérou a lui aussi connu une évolution négative de ses exportations, passées de 47,4 milliards USD à 35,6 milliards USD sur la même période et qui s’explique, dans son cas, par la baisse des cours des produits minéraux : la somme des exportations de minéraux et métaux est passée en trois ans de 33,8 à 24,36 milliards USD.

Cette évolution globale se reflète dans l’évolution de la balance commerciale de ces pays avec l’Union européenne. Selon les données d’Eurostat [6], les exportations colombiennes de biens vers l’Europe ont baissé de 38% entre 2012 et 2016, passant de 8,6 à 5,36 milliards EUR, tandis que les importations augmentaient jusqu’en 2015, évoluant de 5,5 à 6,5 milliards EUR, avant de redescendre à 5,44 milliards EUR en 2016. Ce pays a donc vu, depuis l’entrée en vigueur de l’accord, sa balance commerciale passer d’un solde fortement positif à un solde négatif. L’évolution est encore plus spectaculaire lorsqu’elle est exprimée en dollar : étant donné la valorisation de cette monnaie vis-à-vis de l’euro, les exportations ont en fait baissé de moitié en quatre ans !

A nouveau, le Pérou a connu une évolution similaire, quoique moins prononcée. Ses exportations de biens vers l’UE ont ainsi diminué de 6,3 à 5,1 milliards EUR depuis 2012 (une baisse de 20% en EUR, mais 35% en USD), tandis que les importations augmentaient légèrement, de 3,5 à 3,6 milliards EUR). La balance commerciale de ce pays est donc restée positive, mais son excédent a quasiment diminué de moitié depuis l’entrée en vigueur de l’accord.

Face à toutes ces statistiques, force est de constater que l’Accord de libre-échange dont il est ici question est loin d’avoir tenu ses promesses : si son impact sur l’Union européenne est proche de zéro étant donné le poids des pays concernés dans les relations commerciales de notre continent, il a entraîné, ou en tous les cas n’a pas pu empêcher une baisse des relations ainsi qu’une inversion de la balance commerciale en défaveur des pays en développement concernés.

L’Accord manque de balises pour garantir le développement durable

Suite au lancement de négociations économiques et commerciales avec les Etats-Unis, puis de la conclusion de l’Accord économique et commercial global avec le Canada (CETA), on a assisté en Europe et singulièrement en Belgique à un débat démocratique sur les politiques commerciales. Ce débat s’est concentré en bonne partie sur le bien-fondé de l’approche européenne en matière de règlement des différends entre investisseurs et Etats. L’accord dont il est question ici ne comporte pas de clause de ce type, étant donné que le domaine des investissements n’a été communautarisé qu’avec le Traité de Lisbonne. Néanmoins, d’autres balises importantes ont émergé dans ces débats. Si l’accord répond à certaines d’entre elles, d’autres ne sont, d’évidence, pas respectées. Ceci est d’autant plus inquiétant quand on connaît les particularités de l’Amérique andine.

  1. Premier problème, la dimension de développement durable, si elle fait l’objet d’un chapitre long et détaillé, sans doute l’un des plus approfondis qu’on ait vu jusque-là dans un accord de commerce, n’est absolument pas contraignante. Toutes les références aux droits humains, notamment au respect des normes fondamentales du travail, y sont mentionnées, mais leur violation ne pourra explicitement pas faire l’objet de sanction. Ledit chapitre prévoit en effet uniquement la mise en place d’un mécanisme de dialogue, permettant entre autres de nommer des groupes d’experts pour étudier les cas de litiges concernant les droits humains. Seul hic, mais de taille : l’article 285 stipule, dans un langage on ne peut plus clair : « This Title is not subject to Title XII (Dispute Settlement). » Il sera donc impossible d’utiliser le mécanisme de règlement des différends en cas de constat de violation des droits humains et ce, alors que l’article 1er de l’Accord insiste sur le fait que le respect de la Déclaration universelle des droits de l’Homme est un « élément essentiel de ce Traité » ! Notons par ailleurs que le terme « labour » n’apparaît à aucun endroit en dehors du chapitre développement durable.
  2. Deuxièmement, du point de vue agricole, l’accord prévoit une très large libéralisation. Si une clause de sauvegarde est néanmoins prévue pour les pays partenaires, elle risque de renforcer la dynamique de primarisation dans laquelle ces pays sont enfermés. Le site LandMatrix.org a ainsi relevé une multiplication des cas d’accaparements de terres dans la région au fur et à mesure que se développait la culture d’huile de palme. Ceci concerne tant le Pérou (180 000 hectares accaparés ou menacés, dont 60 000 rien que pour la principale exploitation d’huile de palme) que la Colombie, où les accaparements ont une connotation particulière puisqu’ils découlent du conflit armé (cf. infra). Or, si les exportations péruviennes sont difficiles à tracer étant donné qu’elles transitent par d’autres pays latino-américains (la production y était à peu près nulle en 2012 et le pays n’a pas encore développé les infrastructures de traitement appropriées), celui de la Colombie est on ne peut plus clair : l’Europe en est de loin la première destination, les exportations d’huile de palme vers notre continent ayant explosé de 80 en 2012 (43% du total) à 156 millions USD en 2015 (65%) ! Dans un contexte général de baisse des exportations, force est donc de constater que l’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange, qui a entraîné la libéralisation immédiate des exportations d’huile de palme, a renforcé cette dangereuse dynamique.
  3. Troisièmement, l’Accord, qui a pour rappel été négocié dans les années qui entourent la crise financière de 2008, contient un très important chapitre consacré aux questions de réglementation, qui entraîne notamment une large libéralisation du secteur financier. Comme l’a démontré un rapport de l’ONG néerlandaise SOMO [7], ce chapitre ouvre la porte à une série de dérives particulièrement inquiétantes, surtout quand on connaît les particularités des pays concernés : 40% de la cocaïne importée sur le sol européen est d’origine colombienne, générant des profits à hauteur de 7,1 milliards USD, soit supérieurs aux exportations officielles de ce pays vers l’UE. Or, l’Accord ne comprend aucune mesure concrète pour lutter contre le blanchiment, l’article 155 engageant seulement les parties à poursuivre les « meilleurs efforts » en la matière. Ceci est d’autant plus regrettable que l’Accord d’association avec l’Amérique centrale, négocié à la même époque contient, dans ses articles 36 à 38, des dispositions beaucoup plus explicites. Le même chapitre est par ailleurs extrêmement faible en matière de lutte contre l’évasion fiscale ; l’article 154 stipule même qu’aucun des pays signataires n’aura l’obligation de fournir des informations concernant les affaires ou les comptes d’individus. Là encore, une rapide analyse montre que l’UE a déjà négocié des accords beaucoup plus contraignants en la matière. C’est le cas notamment de l’Accord avec la Corée du Sud, lui aussi négocié à la même époque, et qui engage les parties à adopter les plus hauts standards internationaux en matière de lutte contre l’évasion fiscale. Enfin, toujours en matière financière, l’article 152 définit un très large spectre de secteurs financiers à libéraliser, incluant entre autres certains des produits qui ont été à la base de la crise financière, tels que les produits dérivés. Selon SOMO, étant donné que l’accord prévoit l’interdiction de revenir sur la libéralisation d’un secteur une fois celle-ci actée, il met tout simplement en danger certaines des mesures de régulation financière qui ont été adoptées par les parties à l’accord à la suite de la crise financière, et qui pourraient être attaquées devant le mécanisme de règlement des différends.
  4. Quatrièmement, ce traité met en danger la capacité des décideurs à utiliser les marchés publics comme outil de promotion du développement durable. En effet, l’article 175.7 interdit explicitement l’utilisation des « compensations », mesures qui sont définies de la façon suivante à l’article 172 : « toute condition ou tout engagement favorisant le développement local ou améliorant les comptes de balance des paiements d’une partie, tels que les exigences relatives au contenu local, à l’octroi de licences de technologie, aux investissements, aux échanges compensés et autres mesures et prescriptions similaires. »

Conclusion et recommandations

A l’heure où l’Amérique latine connaît une crise économique importante, qui fait suite à quinze années de croissance portée par les exportations de matières premières ; à l’heure où les Etats-Unis annoncent le retour de mesures protectionnistes qui affecteront sans aucun doute les pays latino-américains ; à l’heure enfin où la Colombie semble prête à sortir d’un conflit qui aura duré plus de cinquante ans, le développement de relations commerciales entre l’Union européenne et la Communauté andine des Nations est un outil potentiellement important de développement durable pour les pays concernés.
Il ne l’est cependant qu’à condition que soient réunies une série de balises, parmi lesquelles celles déclinées dans la résolution adoptées le 28 février 2018 par le Parlement wallon, que l’Accord négocié avec le Pérou et la Colombie, rejoints récemment par l’Equateur, ne respecte pas entièrement.

Les entités qui n’ont pas encore marqué leur assentiment à ce traité ont la capacité de marquer leur attachement aux droits humains et à mettre fin à cet accord, dont la mise en œuvre provisoire n’a pas du tout rempli les promesses annoncées par ses défenseurs. L’impact global d’une telle décision sera proche de zéro pour l’économie européenne, mais pourrait être très positif pour les pays concernés, à condition que l’Accord soit négocié sur de nouvelles bases.
Le CNCD-11.11.11 recommande donc de ne pas marquer l’assentiment à la ratification et à l’entrée en vigueur définitive de ce Traité et de renégocier ce dernier en s’assurant de :

  • Rendre contraignant le chapitre sur le développement durable en le soumettant à un mécanisme de sanction et de règlement des différends entre États, tel que celui inclus dans l’accord ;
  • Renforcer la dimension de traitement spécial et différencié ;
  • Renégocier les chapitres liés à la régulation financière, à la lutte contre le blanchiment et l’évasion fiscale, de manière à les mettre en conformité avec les standards déjà existants dans d’autres accords ;
  • Intégrer dans l’accord une clause de protection des droits humains prévoyant des mécanismes de réparation et de redevabilité vis-à-vis des communautés affectées.

Notes

[1] Les articles en question concernent le désarmement et la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive (art. 2), la Convention de Paris sur les droits de propriété intellectuelle (art. 202 §1), ainsi que les procédures administratives (art. 291 et 292). Cf. Décision du Conseil du 31 mai 2012 relative à la signature, au nom de l’Union, et à l’application provisoire de l’accord commercial entre l’Union européenne et ses États membres, d’une part, et la Colombie et le Pérou, d’autre part, art. 3. In Journal officiel de l’Union européenne, L 354, 55e année, 21 décembre 2002. Disponible sur le web.

[2] Voir notamment Cermak, Michel et Compère, Stéphane. Accord commercial UE-Colombie-Pérou : avec ou sans respect pour la vie humaine ? CNCD-11.11.11, décembre 2015, ainsi que les divers documents qui y sont référencés. Disponible sur le web.

[3] Development Solutions, CEPR et Manchester 1824. Andean Trade Sustainability Impact Assessment : Final Report. Octobre 2009. Disponible sur le web.

[4] Données macro-économiques sont issues des bases de données de la Banque mondiale.

[5] Données de l’Obervatory of Economic Complexity du Massachussetts Institute of Technology : http://atlas.media.mit.edu

[6] Données disponibles sur le site de la Commission européenne.

[7] Vander Stichele, Myriam. Free Trade Agreement EU-Colombia & Peru : Deregulation, illicit financial flows and money laundering. SOMO, décembre 2012. Disponible sur le web.

source : CNCD 11.11.11

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