Matière à réflexion : peser la santé et l’investissement à l’ère de la nouvelle pandémie

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IISD | 14 mai 2018

Matière à réflexion : peser la santé et l’investissement à l’ère de la nouvelle pandémie

By Sarah Brewin

A mesure que le fardeau des maladies non transmissibles augmente, les pays réglementent de plus en plus les produits alimentaires et les boissons néfastes qui peuvent les causer. Mais vont-ils bientôt sentir le gel réglementaire ?

En mars, le New York Times a indiqué que les États-Unis étaient en pourparlers pour renégocier le controversé Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) afin d’empêcher les trois gouvernements membres d’avoir recours à des lois sur l’étiquetage des produits visant à avertir les consommateurs sur les risques pour la santé liés à la malbouffe. Il s’agit du dernier d’une série de développements laissant présager un affrontement potentiel entre les accords commerciaux et d’investissement et les mesures de santé publique visant à réduire les maladies non transmissibles.

Les maladies non transmissibles représentent l’un plus grands défis du développement de ce siècle. Ces maladies sont chroniques, non-infectieux comme les crises cardiaques, les accidents vasculaires cérébraux, le cancer, l’asthme et le diabète. Parmi les causes à l’origine de ces maladies, il y a ce que nous mangeons et buvons, en particulier les boissons sucrées et les produits alimentaires transformés riches en graisses saturées, en sucre et en sodium.

Les maladies non transmissibles tuent 40 millions de personnes chaque année et représentent 70 % des décès dans le monde. Nous avons tendance à considérer ce type de maladies comme un « problème des pays développés » touchant les pays où les revenus élevés, l’urbanisation et les emplois de bureau sédentaires ont tous contribué à des habitudes de vie et de consommation malsaines. Mais cela a changé au cours des dernières années et aujourd’hui 80 % des décès « prématurés » dus à des maladies non transmissibles surviennent dans des pays à revenu faible ou moyen. Plus étonnant encore, 62 % des personnes obèses ou en surpoids dans le monde vivent dans des pays à revenu faible ou intermédiaire.

De plus en plus d’indices indiquent que « Big Food » et « Big Soda », soit les grosses sociétés de produits alimentaires et de boissons sucrées, pourraient commencer à adopter des approches semblables à celles de l’industrie du tabac pour résister à la réglementation de leurs produits.

Cela s’explique en partie par le fait que l’augmentation des revenus et l’évolution des préférences alimentaires dans les pays en développement ont fait grimper la demande de boissons et de produits alimentaires transformés malsains. Et les multinationales de l’industrie alimentaire et des boissons sont soucieuses de répondre à cette demande. La société Coca-Cola a été parmi les premières entreprises étrangères à avoir obtenu un permis d’investissement en Birmanie en 2013. La société YUM! Brands, qui détient KFC et Pizza Hut, s’emploie activement à s’implanter sur les marchés de l’Afrique subsaharienne. Le mois dernier, elle est devenue la première grande franchise alimentaire internationale en Éthiopie, avec l’ouverture d’un Pizza Hut à Addis-Abeba.

Sachant qu’il vaut mieux prévenir que guérir, la réglementation sur les produits alimentaires et les boissons néfastes pour la santé dans le but d’en réduire la consommation est l’un des moyens les plus abordables et les plus durables pour les pays en voie de développement de réduire les problèmes de santé et les décès prématurés. La politique du « Best Buy » (les mesures les plus rentables et ayant le plus fort impact en matière de coût) de l’Organisation mondiale de la santé comprend des étiquettes d’avertissement, des restrictions sur l’emballage et la réglementation du marketing et de la publicité des produits alimentaires et des boissons néfastes pour la santé, ainsi que de l’alcool et du tabac. Mais avec l’augmentation des investissements dans les pays en voie de développement de la part des multinationales de l’industrie alimentaire et des boissons, qu’en serait-il de la capacité des gouvernements à réglementer pour la santé publique ?

De nombreuses entreprises étrangères sont protégées par des accords et des contrats internationaux d’investissement, qui leur permettent parfois de poursuivre les gouvernements en justice lorsqu’ils instaurent de nouvelles réglementations en matière de santé publique. Le géant du « Big Tobacco » Philip Morris a tenté (sans succès) d’empêcher l’Australie et l’Uruguay d’instaurer des lois pour avertir les gens sur les risques du tabagisme pour la santé. De plus en plus d’indices indiquent que « Big Food » et « Big Soda », soit les grosses sociétés alimentaires et de boissons sucrées, pourraient commencer à adopter des approches similaires à celles de l’industrie du tabac pour résister à la réglementation de leurs produits.

Cette année, le Chili a instauré une réglementation de grande envergure pour tenter de lutter contre les niveaux croissants d’obésité. Le nouveau Règlement sur la santé alimentaire du Chili interdit l’utilisation de personnages de dessins animés pour promouvoir des produits auprès des enfants, par exemple Tony le tigre sur les céréales Frosties de Kellogg’s ou le lapin Nesquik. Déjà, des entreprises intentent des actions en justice devant les tribunaux chiliens pour contester la réglementation comme étant une violation des droits de propriété intellectuelle. British American Tobacco et d’autres multinationales du tabac ont intenté une action similaire fondée sur la propriété intellectuelle devant les tribunaux australiens contre les lois du pays sur la présentation des paquets de tabac. Est-ce simplement une question de temps avant que les entreprises du secteur alimentaire ne suivent le mouvement et passent de la scène nationale à la scène internationale ?

Des tentatives ont déjà été faites pour recourir à des accords commerciaux afin d’empêcher les étiquetages d’avertissement sur les produits alimentaires néfastes pour la santé. Dans les renégociations de l’ALENA, les États-Unis veulent limiter l’utilisation de toute étiquette d’avertissement qui « dénote de façon inappropriée l’existence d’un danger lié à la consommation des produits alimentaires ou des boissons non alcoolisées ». Cela pourrait faire échouer les projets que le gouvernement canadien a annoncé en février de cette année pour exiger des étiquettes de mise en garde sur les produits alimentaires emballés riches en sucre, en sodium et en graisses saturées. L’Organisation mondiale du commerce (OMC) a entendu des préoccupations selon lesquelles des initiatives similaires d’étiquetage des produits alimentaires en Thaïlande, au Chili, en Indonésie et au Pérou créent des obstacles non nécessaires au commerce international. En se penchant encore une fois sur les tactiques de l’industrie du tabac - où les préoccupations commerciales soulevées par les pays producteurs à l’OMC coïncidaient avec les arbitrages d’investissement lancés par les compagnies de tabac - on peut supposer que ces problèmes feront bientôt leur chemin vers la sphère de l’investissement.

Que se passera-t-il lorsqu’on en sera là ? Et combien de mesures de santé publique rentables qui sauvent des vies seront mises de côté en cours de route par les gouvernements des pays en voie de développement ?

source : IISD

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