La Colombie cuisinée à la sauce américaine

Libération, Paris, lundi 13 février 2006

La Colombie cuisinée à la sauce américaine

Bogota, qui négocie actuellement un accord bilatéral avec Washington, se voit imposer des conditions commerciales draconiennes.

Par Michel TAILLE

Bogota correspondance

L’échec de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) n’a pas découragé les Etats-Unis. Faute d’accord global ­ dû à l’opposition de certains pays sud-américains ­ le gouvernement, armé du fast-track, mandat du Congrès qui lui attribue des pouvoirs exceptionnels jusqu’en 2007, multiple les accords bilatéraux. Après le Chili, des pays d’Amérique centrale et le Pérou, c’est la Colombie qui doit conclure un accord ces prochaines semaines. A des conditions sévères : «Nous allons plutôt signer un traité d’adhésion aux exigences américaines», dénonce un conseiller de l’industrie colombienne.

Colombiens «débutants». La pression des 700 millions de dollars d’aide annuelle, surtout militaire, allouée à Bogota par Washington a en effet facilement eu raison de la résistance des négociateurs locaux. Véritables «bleus», les Colombiens ont passé des journées à attendre leurs vis-à-vis (parfois juste partis chez le coiffeur), écarter un conseiller trop pugnace au goût des Américains, et rabaisser leurs prétentions mois après mois.

La première cible de l’accord négocié dans ces conditions pourrait être la santé des Colombiens. Les groupes pharmaceutiques américains ont indirectement obtenu l’allongement de la durée des brevets de protection de leurs médicaments, et donc le retardement de la sortie de génériques bon marché. Une étude de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) montre que le surcoût interdirait l’accès aux médicaments à 2,5 millions de Colombiens, alors que la moitié de la population en est déjà privée. Ces clauses «affectent le droit à la vie», dénonce l’ex-négociateur Luis Guillermo Restrepo, qui, comme d’autres, a démissionné face à la mollesse de son gouvernement. «Le pouvoir prévoit juste des compensations pour les entreprises pharmaceutiques colombiennes... Ce qui revient à subventionner les médicaments chers !»

Les concessions colombiennes vont au-delà des accords de l’OMC et, hormis quelques clauses qui pourraient disparaître, sont plus draconiennes que celles déjà arrachées par Washington au Chili ou à l’Amérique centrale. «C’est la stratégie de l’escalier, explique Germán Holguín, directeur de l’association Misión Salud, opposée au traité. Chaque nouvel accord américain avec un pays en développement élargit les concessions du précédent, et sert de base de négociation au suivant.»

Le vivant breveté. La même déréglementation progressive s’appliquerait à la biodiversité. En théorie, les organismes vivants, d’après la Convention de Rio, ne peuvent pas être brevetés. Mais les pays andins ont introduit dès 1996 cette possibilité pour les micro-organismes, et ouvert la porte à la privatisation des connaissances traditionnelles, comme celles des tribus indiennes ­ faille déjà exploitée par des brevets américains. Aujourd’hui, Washington cherche à obtenir dans l’accord la possibilité de breveter tout organisme vivant. «Il n’y a plus aucune pudeur, commente l’universitaire colombienne Catalina Toro. Ils veulent légaliser la biopiraterie, ouvertement.»

En contrepartie, la Colombie espère obtenir des avantages pour ses producteurs de café, ses floriculteurs et, peut-être, ses entreprises textiles. Ceci dit, l’intransigeance américaine pourrait faire des ravages dans de nombreux autres secteurs. L’industrie automobile locale s’élève par exemple contre une clause qui ouvre les frontières aux voitures d’occasion du Nord, à la vague condition qu’elles possèdent une pièce «récupérée», sans qu’on sache même ce que cela signifie.

Dans l’agriculture, où 1,8 million d’emplois sont concernés, le gouvernement a accepté publiquement de céder plus que prévu. Seraient en jeu notamment les importations de riz et de poulets. Bogota s’apprête, pour réparer les possibles dégâts, à verser des compensations aux exploitants. Le président colombien Alvaro Uribe, qui doit conclure en personne les négociations à Washington, est en effet déterminé à signer avec l’allié américain «même si la foudre doit s’abattre» sur lui.

source : Libération

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