Accord de libre-échange avec l’UE : « L’Aleca renforcera la dépendance de la Tunisie »

Jeune Afrique | 14 mai 2019

Accord de libre-échange avec l’UE : « L’Aleca renforcera la dépendance de la Tunisie »

Par Camille Lafrance

Le collectif « Block Aleca » s’oppose à l’Accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca) actuellement en négociation entre la Tunisie et l’Union européenne, au motif que celui-ci est « colonialiste » et dangereux pour l’économie nationale. Le point avec l’un de ses représentants, Salem Ben Yahia.

Les critiques ont fusé après le quatrième round des négociations de l’Aleca (accord de libre-échange complet et approfondi) entre l’Union européenne (UE) et la Tunisie, qui se sont tenues à Tunis du 29 avril au 3 mai dernier. Un précédent accord d’association avait été signé en 1995, mais le nouveau texte va plus loin, en particulier dans les domaines de l’agriculture et de l’alimentation.

Le collectif Block Aleca s’insurge contre les risques pour l’économie nationale, dans un contexte de déséquilibre de développement entre les deux parties. Salem Ben Yahia préside « Khadra », une des huit associations membres de ce collectif, qui lutte pour la protection des ressources naturelles du pays et a participé à des manifestations de protestation. Il assure qu’une coalition plus large est en train de se constituer avec des acteurs importants signataires d’un manifeste contre l’Aleca, dont le principal syndicat du pays, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT).

Jeune Afrique : Le site internet consacré à l’Aleca diffuse des informations sur les négociations en cours et assure que le projet d’accord respecte totalement la souveraineté de la Tunisie et que la société civile y a participé. Ces gages sont insuffisants, selon vous ?

Salem Ben Yahia : Tout à fait, nous reprochons aux autorités le fait que les négociations débutées en 2016 se soient poursuivies sans transparence entre le ministre tunisien du Commerce et des représentants de l’UE. Le gouvernement a fait participer des associations que nous pensons triées sur le volet pour leurs positions majoritairement pro-Aleca, en mettant de côté celles qui avaient leur mot à dire, comme le syndicat UGTT.

Nous avons demandé en vain au ministère du Commerce, en vertu de notre droit d’accès aux documents officiels, d’obtenir le détail des accords. Des contacts personnels nous ont finalement permis d’accéder au fur et à mesure à des pans du texte et ce n’est qu’au début 2019 que nous avons pu le reconstituer. Le 1er mai nous avons organisé une manifestation au centre-ville avec l’UGTT, le syndicat étudiant Uget, la Ligue tunisienne des droits de l’homme et encore d’autres. Une coalition d’opposition est entre train de se constituer entre tous ces acteurs. Nous avons signé tous ensemble un accord le 3 mai dernier. Ce n’est plus qu’une question de jours.

Au-delà des critiques et craintes suscitées par un libéralisme sauvage, vous dénoncez un accord « colonialiste ». Pourquoi ?

Depuis la signature en 1995 par la Tunisie d’un accord concernant les seuls produits industriels, son impact n’a pas encore été officiellement évalué par le gouvernement tunisien. Or, des études académiques constatent que 300 000 postes de travail ont été éliminés dans ce secteur en Tunisie et que 3 200 PME ont disparu du fait du démantèlement des barrières douanières. C’était prévisible dans la mesure où des entreprises avec un petit capital se sont retrouvées face à des géants européens en concurrence sur un petit marché.

La négociation ne se fait pas d’égal à égal dans le sens d’intérêts communs, c’est pour cela que nous parlons de colonialisme. Il en va de même pour la mobilité des travailleurs : les Tunisiens ont par exemple besoin d’un visa pour exercer une profession libérale en Europe ; à l’inverse, les Européens n’en ont pas besoin. Nous demandons des textes équilibrés car en l’absence de principe d’égalité, la volonté du plus fort contre le plus faible s’impose toujours.

Baisse des coûts de transaction pour les exports tunisiens, reconnaissance de normes internationales, augmentation des investissements en Tunisie… les autorités promettent que l’approche asymétrique se fera toujours en faveur de la Tunisie. Cela ne vous convainc pas non plus ?

C’est du pipeau, deux personnes en position inégale ne peuvent pas négocier. Il est par exemple prévu qu’en cas de litige sur l’un ou l’autre des territoires, l’arbitrage se fasse dans des cours privées en Europe. Les juridictions tunisiennes ne seront pas compétentes, ce qui représente une perte de souveraineté. Nous réclamons le principe de territorialité.

L’inquiétude première porte sur le secteur agricole. Le syndicat Utap (Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche) n’accepte pas l’accord dans sa version actuelle et s’inquiète par exemple des pertes engendrées par un démantèlement des barrières douanières (qui tournent autour de 30% pour les exportations vers la Tunisie). Dans un contexte où l’agriculture européenne profite de subventions internes (Politique agricole commune), la Tunisie craint que cette concurrence et les mécanismes de dumping ne nuisent à sa production. Est-il encore possible de rééquilibrer ces négociations ?

Je crois qu’il est trop tard. Nous accusons l’équipe qui poursuit les négociations d’être au service du FMI et de la Banque mondiale. Des textes votés au Parlement par l’équipe du chef du gouvernement, comme le code des investissements, ont déjà attisé notre défiance. Ce texte permet aux sociétés tunisiennes d’être propriétaires de terres agricoles, et dans les faits il peut s’agir de sociétés étrangères dont le siège social est en Tunisie. C’est une entourloupe juridique. Nous constatons des ravages dans l’économie tunisienne et nous n’avons pas confiance.

Au niveau agricole, nos structures ne sont pas en mesure d’être en concurrence avec celles des Européens. L’âge moyen d’un agriculteur tunisien est de 62 ans, 80 % des lots de l’agriculture tunisienne font moins de dix hectares. Il aurait fallu trouver des espaces de collaboration mais lorsqu’on met un géant face à un nain, cela devient très dangereux. Cet accord risque de tuer l’agriculture et de nous rendre plus dépendants sur le plan alimentaire. En deçà de 300 hectares, l’agriculteur tunisien qui a l’habitude de produire des céréales ne pourra plus le faire. Cet accord ne remettra pas non plus en cause les quotas imposés aux produits tunisiens, comme l’huile d’olive. Il n’est donc pas question d’harmonisation équilibrée.

L’Utap se félicite cependant de l’accord sur la dynamique des prix. N’est-ce pas contradictoire ?

L’Utap est partagée entre deux courants. Certains de ses membres ont organisé des manifestations contre l’Aleca, comme au Kef. Mais un autre courant évoque la nécessité absolue de la libération des prix de production céréalière tarifiée par l’État (dans le cadre des produits subventionnés pour les consommateurs) car ils veulent pouvoir fixer leur prix. Ils espèrent que cette souplesse leur permettra de concurrencer les céréales européennes.

Ceci pose la question de la lourde réforme du secteur agricole tunisien en souffrance. Certaines voix appellent à l’entamer avant de se lancer dans des négociations. Cela ne risque-t-il pas de mettre un terme à l’Aleca ?

Il faut mettre immédiatement un terme aux négociations. Nous ne demandons pas d’amélioration. La remise sur pied de l’agriculture tunisienne mettra au moins cinquante ans. Le remembrement est encore attendu. Il faut investir, instruire les gens. La situation n’est plus tenable : il y a dix intermédiaires parasites entre les producteurs et les vendeurs en Tunisie, ce qui multiplie les prix dans un contexte d’inflation, cette réforme doit donc être menée. Tout ceci mène à des tragédies, à du personnel sous-payé et des prises de risque comme on l’a vu avec la mort d’ouvrières agricoles.

L’industrie pharmaceutique s’est aussi mobilisée contre l’Aleca, car un précédent texte empêche déjà aux Tunisiens de fabriquer des génériques brevetés. Or, l’accord prévoit qu’une fois la durée du brevet atteinte, la protection soit prolongée. D’autres domaines risquent-ils d’être touchés ?

L’Union européenne veut de la concurrence dans tous les secteurs, tous les marches publics. L’Aleca est en fait le renforcement de la dépendance de la Tunisie et la perte de sa souveraineté sur son économie. Faut-il en arriver à lancer des appels d’offre internationaux pour construire des classes pour nos écoles ? L’Aleca donnera aussi lieu à la consommation de davantage de produits européens par les Tunisiens. Et c’est déjà en partie le cas du fait du besoin de la Tunisie d’apports extérieurs dans les domaines où elle ne produit pas assez.

source : Jeune Afrique

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