Afrique : le mauvais pari du libre-échange continental

Alternatives Économique 05/06/2019

Afrique : le mauvais pari du libre-échange continental

par Ndongo Samba Sylla, Economiste du développement au Sénégal

A l’ère du Brexit, des velléités isolationnistes de Donald Trump et des guerres commerciales, les pays africains ont fait le pari de l’intégration commerciale continentale. Adopté par 52 des 55 Etats africains, l’accord sur la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA) est entré en vigueur depuis le 30 mai 2019, après que 22 pays africains l’ont ratifié. La diligence inhabituelle avec laquelle cet accord continental a été obtenu porte sans doute l’empreinte du leadership pragmatique incarné par le président rwandais Paul Kagamé, un de ses principaux artisans.

Vers un marché commun africain

Présentée comme un symbole à la fois de l’unité africaine et d’un continent qui prend son destin en main, la ZLECA semble faire consensus auprès des dirigeants politiques, du secteur privé et des économistes africains. Les peuples africains et les organisations de la société civile, faute d’avoir été informés, ignorent généralement ses tenants et ses aboutissants.

Les mouvements panafricanistes, ordinairement critiques vis-à-vis du fonctionnement des institutions communautaires et du manque de volonté politique des chefs d’Etat, semblent être pris de court par cette ambition soudaine d’accélérer le processus d’intégration continentale. Quant à l’Union européenne, les Etats-Unis, la Chine, l’Organisation mondiale du commerce, les institutions financières internationales, ils saluent tous cette initiative et encouragent sa rapide mise en œuvre.

La ZLECA est une étape importante dans le processus d’intégration continentale défini par le traité d’Abuja (1991). Avec son entrée en vigueur, les négociations vont se poursuivre en vue de sa mise en œuvre prochaine. Outre la libéralisation de 90 % des lignes tarifaires, celles-ci vont porter entre autres sur les règles d’origine et les mécanismes de règlement des disputes. Elles devraient être étendues à la libéralisation des services, à la politique de concurrence, aux passations de marchés publics, etc. La liberté de circulation des personnes devrait aller de pair avec la libéralisation des biens et des services. Tout ce processus devrait aboutir au marché commun continental et à l’union douanière continentale.

Le Nigeria reste hors du projet

Le seul point d’achoppement jusque-là a été la non-signature de cet accord par le Bénin, l’Erythrée et surtout le Nigeria. La première puissance économique africaine n’a pas jugé opportun pour l’instant de se rallier au projet libre-échangiste. Les syndicats nigérians et l’Association des industriels nigérians ont mis en garde le président Muhammadu Buhari contre cette initiative décrite comme « extrêmement dangereuse et radioactive ». ».

Le Nigeria, qui refuse toujours de signer l’Accord de partenariat économique régional, un accord de libre-échange proposé par l’Union européenne à l’Afrique de l’Ouest, compte sur l’élargissement de son marché intérieur pour amorcer la transformation structurelle de son économie. Il n’entend pas le livrer à la concurrence étrangère, nonobstant ses relations commerciales étroites avec la Chine. La population nigériane projetée à 206 millions en 2020 devrait doubler à l’horizon 2050.

Une estimation des conséquences

Qu’est-il permis d’attendre du libre-échange entre des pays qui sont pour la plupart des exportateurs de produits primaires ? Les partisans de la ZLECA soutiennent qu’elle va stimuler l’expansion du commerce intracontinental, l’industrialisation de l’Afrique et la croissance économique.

En vérité, le libre-échange est une doctrine statique plus portée sur l’efficience que sur le développement à long terme. C’est pourquoi ses bénéfices économiques ont souvent été exagérés à dessein. Il faut d’ailleurs souligner que les simulations d’impact prédisant une augmentation du commerce intracontinental reposent sur l’hypothèse de plein-emploi, c’est-à-dire une absence de chômage et de sous-emploi volontaires. Elles postulent également une flexibilité parfaite des taux de change qui s’ajustent automatiquement pour équilibrer les balances commerciales. L’irréalisme de telles hypothèses n’est pas la seule considération conduisant à douter du bien-fondé de la ZLECA.

Le problème de la monnaie

En réalité, la faiblesse du commerce intracontinental résulte de facteurs beaucoup plus fondamentaux que les barrières commerciales. Citons par exemple la faiblesse du niveau de la production et son caractère peu diversifié dans l’écrasante majorité des pays africains ainsi que le déficit d’infrastructures de transport. Le déficit d’intégration monétaire continentale, qui se révèle à travers la grande variabilité des taux de change et l’absence de système de paiements panafricain, freine l’intégration économique. Du moment que le dollar et l’euro continuent de servir d’intermédiaires privilégiés dans les transactions économiques entre les pays africains, la ZLECA risque en l’état actuel de renforcer la dépendance de ces derniers vis-à-vis de ces devises.

Le secteur bancaire a également sa part de responsabilité à travers sa contribution souvent négligeable au financement de l’économie, ce qui joue négativement sur l’augmentation et la diversification de la production, et les commissions importantes facturées par les banques pour les transferts à l’étranger. Les coûts de transaction dus au déficit d’infrastructures, à l’instabilité des taux de change, à l’absence de système de paiements continental, aux commissions exorbitantes des banques, etc. sont beaucoup plus handicapants que les barrières tarifaires et non tarifaires.

Une perte de souveraineté économique

Par ailleurs, le fait est que la ZLECA participe de la dynamique en cours de dépossession des Etats africains de leurs instruments de politique économique au profit non pas d’un Etat fédéral souverain, ainsi que l’envisageaient des leaders panafricanistes comme Kwame Nkrumah, mais des forces aveugles du marché global.

Que peut faire un Etat sous-développé qui ne peut plus mobiliser ses outils tarifaires et non tarifaires pour soutenir des secteurs clés de son économie, qui ne peut plus accorder un traitement préférentiel aux entreprises locales par souci d’éviter de fausser la concurrence mondiale ? Qui doit limiter ses dépenses à ses revenus pour rassurer le Fonds monétaire international (FMI) et les créanciers dont il gère les intérêts, qui renonce à recourir au contrôle des capitaux pour attirer l’investissement étranger, qui n’a aucun contrôle sur un secteur bancaire domestique dominé par les banques étrangères, et qui parfois n’a pas de politique monétaire et de change autonome ?

Une intégration entre Etats économiquement dénationalisés n’est ni un gage de démocratie ni une promesse de prospérité collective. C’est pourtant à ce résultat que concourt la ZLECA en tant que projet afrolibéral.

source : Alternatives Economiques

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