La Zlec, et après ?
"Il serait illusoire de considérer que les freins actuels au commerce intra-africain sont essentiellement liés à des barrières tarifaires."

Jeune Afrique | 12 juin 2019

[Tribune] La Zlec, et après ?

Par Abdou Souleye DIOP
Associé chez Mazars, expert des marchés africains

Le 30 mai 2019, la Toile africaine s’est enflammée au sujet de l’entrée en vigueur de la Zone de libre-échange continentale (Zlec), les internautes s’extasiant devant la ratification du traité continental par au moins 22 États membres de l’Union africaine (UA).

Cette grande célébration, dans sa forme, m’a fortement rappelé les cérémonies de pose de première pierre qui sont légion à travers le continent, toutes proportions gardées.

Loin de moi l’idée de dénigrer cette célébration, bien au contraire, il est naturel et heureux que des jalons importants de l’évolution de notre continent soient marqués d’une pierre blanche. Et il est vrai que le défi de mettre 54 pays autour d’une même table pour faire aboutir un tel accord dans un délai aussi court n’était pas gagné d’avance.

Restons néanmoins lucides et mesurés sur la véritable portée des 24 ratifications enregistrées, et interrogeons-nous sur la non-­signature du Nigeria, le retard de ratification de grands pays comme l’Algérie, la RDC et de tous les pays de la Cemac.

Et, au-delà de ce questionnement, nous – en tant qu’acteurs qui n’acceptons plus que l’Afrique demeure éternellement au stade du potentiel – avons un devoir de vigilance et une responsabilité pour que, cette fois-ci, nous n’échouions pas dans l’étape de la mise en œuvre, qui a toujours été le parent pauvre de nos politiques continentales ou sous-régionales. Faisons en sorte collectivement que soient davantage célébrées des inaugurations de projets achevés, plutôt que des poses de première pierre qui ne seront pas suivies d’une seconde.

Pour que la Zlec devienne effective, plusieurs défis restent à relever. J’en identifie trois principaux :

• inciter tous les États à s’engager,
• réussir à réfléchir de manière globale et prospective,
• surpasser les freins au développement du commerce intra-africain.

Le Nigeria, première économie africaine, a encore une fois manifesté ses intentions protectionnistes en ne signant pas l’accord de Kigali. Cela ne peut que nous alerter. Que vaudrait réellement une Zlec sans le premier marché du continent ?

On pourrait en dire autant des pays de la Cemac, de l’Algérie et de Djibouti, qui traînent des pieds pour le ratifier. Autre élément révélateur du chemin qu’il reste encore à parcourir : la manière dont nos États ont occulté le traité instituant la Communauté économique africaine sur la libre circulation des personnes, le droit de résidence et le droit d’établissement.

Ce traité qui accompagnait l’accord de la Zlec à Kigali n’a été signé que par 32 pays, dont un seul l’a effectivement ratifié. Une zone de libre-échange africaine sans libre circulation des personnes perd de son sens sur un continent dont le commerce est l’ADN.

Par ailleurs, lorsqu’on observe certaines communautés économiques régionales du continent qui, depuis quarante ans pour certaines, depuis trente ans pour d’autres, n’arrivent pas à s’entendre à cinq ou à huit pays, nous pouvons légitimement nous questionner sur les chances de succès de la Zlec. Quand on ne parvient pas à s’entendre dans un immeuble en copropriété à cinq ou huit habitants, comment pourrait-on y parvenir dans une résidence à 54 habitants répartis dans huit immeubles ?

Un travail de fond doit être réalisé en parallèle pour faire avancer nos communautés économiques régionales en renforçant les demi-réussites (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, Communauté est-africaine, Communauté de développement d’Afrique australe), redynamiser celles qui traînent, pendant que dans le même temps nous construisons la Zlec.

Et pour donner vie à cette dernière, nos États et les acteurs privés doivent s’inscrire dans une réflexion prospective globale. Le piège de cet accord réside dans les 10 % de lignes tarifaires qui seront protégées ou dont le démantèlement sera progressif.

Si chaque État ne considère que ses intérêts propres, nous risquons de voir disparaître les possibilités de développement du commerce intra-africain. Plus que ce qui existe, c’est la vision de l’évolution de l’économie de chacun de nos États qui doit être le soubassement des négociations.

Enfin, il serait illusoire de considérer que les freins actuels au commerce intra-africain sont essentiellement liés à des barrières tarifaires. Si tel était le cas, le commerce intra-Cedeao aurait atteint des chiffres remarquables. La réalité est qu’il existe déjà de nombreux freins non liés aux tarifs douaniers. De mon point de vue, l’insuffisance de produits manufacturés africains et le déficit en infrastructures constituent deux éléments clés à modifier si l’on veut augmenter significativement la part du commerce intra-africain.

Pour y parvenir, nous avons besoin de développer nos industries pour transformer les matières brutes que nous exportons et en identifiant les chaînes de valeur régionales et continentales qui pourront être arrimées aux chaînes de valeur mondiales (textile, agroalimentaire, mines, automobile, aéronautique, technologie, finance, etc.). Cet objectif ne pourra être atteint que dans le cadre d’une politique de développement régional et continental.

Nous devons également agir sur les infrastructures clés. Il faut pouvoir rapprocher les produits de leurs zones de commercialisation, renforcer les liens entre les pays et connecter le continent au monde.

La Zlec ne pourra être effective que si ces sujets sont traités collectivement par les États, par les communautés économiques régionales et par l’UA. Le 30 mai, une étape a été franchie. Les mandats des présidents Paul Kagame et Mahamadou Issoufou s’achèvent. C’est maintenant à chaque chef d’État de prendre le relais. Et, bien sûr, à chacun d’entre nous de jouer son rôle pour, tel le colibri, apporter sa modeste contribution à la mise en œuvre effective de la Zlec.

source : Jeune Afrique

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