Libre-échange : l’Afrique dans les starting-blocks à Niamey 

Jeune Afrique | 2 juillet 2019

Libre-échange : l’Afrique dans les starting-blocks à Niamey 

Par Marjorie Cessac

Deux mois après son entrée en vigueur théorique, l’accord portant création d’une zone de libre‑échange continentale sera au cœur des discussions du sommet de l’Union africaine, qui va se tenir au Niger du 4 au 8 juillet. JA vous dit tout des principaux enjeux.

Inauguration de l’hôtel Radisson Blu, rénovation du Palais des congrès, modernisation de l’aéroport international Diori-Hamani, création de 15 000 emplois dans les services, augmentation de l’approvisionnement en électricité, renforcement de la sécurité… Les préparatifs battent leur plein à Niamey. En effet, d’ici à une semaine, la capitale du Niger espère bien faire oublier les récentes attaques meurtrières perpétrées à ses portes, pour devenir, du 4 au 8 juillet, le centre de l’attention de l’Afrique tout entière.

Pas moins de 4 000 participants – dont au moins 22 chefs d’État, quantité d’officiels internationaux et de membres des élites économiques – sont attendus au sommet extraordinaire de l’Union africaine (UA) sur la Zlec, la Zone de libre-échange continentale, entrée en vigueur le 30 mai. Aboutissement d’une vieille idée panafricaine, remise au goût du jour par le Rwandais Paul Kagame alors qu’il était président de l’UA, cet accord a d’ores et déjà été ratifié par 22 pays – le seuil minimal requis pour son démarrage – et signé par 52 membres sur les 55 que compte l’organisation.

Le plus vaste espace de libre-échange au monde

Sur le papier, la Zlec n’est jamais allée aussi loin. Même si manquent encore à l’appel le Bénin, l’Érythrée et surtout le Nigeria, première économie du continent, avec plus de 190 millions d’habitants (17 % du PIB africain).

Ayant mis en place une politique de protection à ses frontières, le géant africain tergiverse et craint que la Zlec ne soit la porte ouverte à un afflux massif d’importations, venues en particulier d’Asie, d’Europe et de Turquie, via des pays de transit voisins comme le Bénin ou le Cameroun. Lagos redoute également la concurrence d’autres grands pays comme l’Afrique du Sud, le Kenya et le Maroc, qui, tous, ambitionnent de gagner des parts de marché en Afrique de l’Ouest.

Car, menée à bien, la Zlec pourrait donner naissance au plus vaste espace de libre-échange au monde : un marché intérieur de 1,2 milliard de personnes pour un PIB cumulé de 2 500 milliards de dollars, dans lequel circuleraient librement personnes, biens, services et capitaux.

Longue route

Pour ses promoteurs, cette zone servira de locomotive au développement de l’Afrique. Elle va favoriser l’industrialisation des économies, l’augmentation des échanges régionaux, pour l’heure poussifs, et participer à l’atténuation des « spécialisations appauvrissantes » – qui ont enferré l’Afrique dans un rôle de réservoir à matières premières. Un objectif a priori louable mais dont les résultats dépendent de la tournure des négociations. Car nul n’est dupe. La route s’annonce longue, et la pente raide.

« Le sommet va lancer officiellement la Zlec », résume Carlos Lopes, l’un des négociateurs clés et ancien secrétaire exécutif de la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies (CEA), mais il ne s’agit là que d’un point de départ. « Il faudra compter trois ans au moins avant que l’union ne prenne réellement forme sur le terrain », insiste-t-il. « Nous sommes favorables à la Zlec, mais force est de constater que celle-ci ne pourra fonctionner sans accès à l’énergie et aux infrastructures », avançait également, prudent, Stefano Manservisi, directeur général de la coopération internationale de la Commission européenne, lors d’un récent voyage en Guinée.

Faut-il le rappeler, l’acheminement des marchandises reste un obstacle majeur à l’intégration économique africaine. Envoyer un conteneur de Douala à N’Djamena coûte par exemple six fois plus cher et prend trois fois plus de temps que de le faire entre Shanghai et le port camerounais.

Au-delà des intentions, les représentants des États vont donc à présent entrer dans le cœur de nombreux sujets aussi techniques qu’essentiels. Quelle sera la définition d’un produit made in Africa ? Quels biens seront exclus de l’accord ? Y aura-t-il consensus sur la libre circulation des personnes ? Comment s’attaquer aux lourdeurs administratives ? JA fait le point sur le menu du sommet de Niamey.

1- Des instances pour mener les négociations

Pour faire avancer les négociations, la Zlec bénéficiera de son propre secrétariat général permanent, qui gérera entre autres choses l’harmonisation des tarifs douaniers et la définition des règles d’origine. Le sommet désignera le pays d’accueil du siège. Au départ, sept États étaient candidats : Égypte, Éthiopie, Kenya, Ghana, Sénégal, Madagascar et Eswatini (ex-Swaziland). Mais, selon nos informations, le Sénégal et l’Éthiopie se sont retirés de la course. L’UA a commandé un rapport comparant les avantages de chaque dossier pour aider au choix final.

Également attendue, la création d’un Observatoire du commerce africain, qui devrait être hébergé au même endroit. Il veillera aux aspects techniques, juridiques, légaux et pourra proposer au secrétariat une harmonisation des pratiques commerciales. À l’heure où nous écrivons ces lignes, aucun budget n’a été voté pour le fonctionnement de ces instances, mais il est acquis que le financement proviendra de l’UA.

« Le sommet devrait permettre d’en savoir davantage sur les coûts opérationnels du secrétariat, estime une source au fait des négociations, mais pour l’instant nous n’en savons que peu dans la mesure où la localisation, l’ampleur et l’organigramme du secrétariat n’ont pas encore été adoptés. » De son côté, l’UE a promis une aide de 50 millions d’euros pour la mise en œuvre du projet, notamment pour payer des études pilotées par la CEA.

2. Quels seront les produits dédouanés ?

La Zlec propose d’éliminer – d’ici cinq à dix ans – les droits de douane sur les produits représentant 90 % des lignes tarifaires – chaque ligne correspond à un groupe de marchandises (nomenclature internationale élaborée par l’Organisation mondiale des douanes – OMD). À Niamey, les États membres devraient faire connaître leur liste de produits dits non sensibles. « Les négociations sur ce point devraient être relativement faciles et pourraient faire l’objet d’une offre multilatérale », estime Guillaume Gérout, observateur des négociations pour le compte des Nations unies.

« Ce sont des biens sur lesquels il n’y a aujourd’hui pas de commerce (par exemple certains animaux) ou sur lesquels les volumes sont très faibles. Pour les pays, ce sont des engagements à moindre coût. » Pour être exemptées de droits de douane, ces lignes devront être estampillées made in Africa, c’est-à-dire être couvertes par des règles d’origine, pour lesquelles 90 % du travail a déjà été effectué.

À l’inverse, sélectionner les produits à protéger s’annonce plus stratégique. « On peut éliminer 99 % des tarifs et réaliser que le 1 % qui reste représente l’essentiel du commerce », convient Carlos Lopes. Du fait de la complexité de ces négociations, leur résultat pourrait ne pas être dévoilé avant janvier ou février 2020.

À cette occasion, chaque pays devra lister les produits qu’il souhaite exclure de la libéralisation. Ce choix reposera sur des critères précis, tels que la sécurité alimentaire, les répercussions sur les recettes douanières ou l’impact socio-économique. Nombre de denrées agricoles (blé, riz, thé) ont toutes les chances de se retrouver dans cette catégorie. Même si d’autres raisons pourraient être invoquées comme la santé publique ou la protection de certaines industries. Ce qui conduirait à inclure le textile, le tabac, l’alcool ou encore les matières premières.

« Il est possible que des pays veuillent protéger certains produits qui génèrent des recettes douanières importantes, comme le pétrole. Toutefois les critères d’exclusion sont relativement stricts. Parmi eux,figurent notamment des valeurs limites à ne pas excéder concernant le volume des importations », détaille Guillaume Gérout.

Outre la réduction des tarifs douaniers sur 90 % des lignes de produits, la Zlec vise aussi la mise en place d’un marché libéralisé des services. Les négociations pourraient donner lieu à un premier accord sur le commerce des services.

3. La préférence continentale au cœur du projet

Les membres actuels de la Zlec vont devoir se mettre d’accord sur les règles d’origine. Ces critères permettront de savoir quelle proportion d’intrants africains est nécessaire pour qu’un produit soit considéré comme made in Africa. Une règle simple exigeant 50 % de la valeur ajoutée provenant d’Afrique sera probablement retenue, mais elle ne fait pas l’unanimité.

Certains, comme Roland Portella, président de la Cade (Coordination pour l’Afrique de demain), l’estiment trop faible, dans la mesure où elle risque surtout de bénéficier aux entreprises des pays non africains qui ont des filiales ou simplement des réseaux de distribution en Afrique. Celles-ci, selon lui, pourraient être avantagées par leurs accès aux capitaux et leurs réseaux commerciaux plus puissants. D’autres, au contraire, jugent cette proportion trop élevée et considèrent même qu’elle ne peut pas être identique pour tous les produits. « Par exemple, on ne peut appliquer les mêmes règles au café robusta et au café arabica, met en garde Milasoa Chérel‑Robson, économiste à la Cnuced.
à lire La Zlec, une chance historique pour le continent

De même, les pays africains les moins avancés (PMA) ne peuvent mettre en place des règles aussi poussées que les pays en voie d’émergence. » Pour réussir, La Zlec devra au minimum inciter les Africains à commercer entre eux. Et sur ce point la question de la règle d’origine sera le premier grand test.

« Ces règles d’origine détermineront la portée réelle de l’accord et peuvent, si elles sont très rigides, ne pas entraîner l’augmentation du commerce africain recherchée », renchérit Stéphane Aka‑Anghui, directeur exécutif de la CGECI, le patronat ivoirien. Les négociateurs sont donc attendus au tournant.

4. Création d’un portail dévolu aux barrières non tarifaires

« Pour un opérateur économique, le problème n’est pas tant les tarifs douaniers que les barrières non tarifaires », explique Bakary Traoré, économiste à l’OCDE. Dans ce domaine, le sommet devrait voir l’adoption d’une plateforme en ligne permettant de traiter les plaintes des opérateurs (lourdeurs administratives, retards lors des passages aux frontières, règles phytosanitaires excessives…)

Ce portail s’inspirera de celui mis en place par la Zone tripartite de libre-échange – qui regroupe le Marché commun de l’Afrique orientale et australe (Comesa), la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC) et la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC). Ce portail aurait permis l’enregistrement de 600 plaintes et la résolution d’environ 85 % des problèmes depuis 2010. Dans une étude, Afreximbank estime ainsi que les gains de la Zlec – qui seraient de 3,5 milliards de dollars en cas d’élimination des seuls tarifs douaniers – pourraient être portés à 17 milliards de dollars si l’on y ajoute l’élimination des tarifs non douaniers.

5. Mise en place d’un système de paiement continental

Nombre de pays africains ont des monnaies non convertibles et sont obligés de passer par le dollar et l’euro pour financer leurs échanges commerciaux. Conçue par Afreximbank, la future chambre de compensation, qui sera annoncée à Niamey, facilitera le paiement international entre eux. Vendeurs et acheteurs pourront utiliser leurs propres devises. Ce système boostera les possibilités d’exportation et d’importation, notamment pour les PME.

Les autres dossiers du sommet

Outre la Zlec, plusieurs sujets aux enjeux continentaux seront discutés à Niamey.

 Le passeport unique africain

Aujourd’hui, les Africains ont souvent besoin d’un visa pour se rendre d’un pays à l’autre. Sur 54 États, seuls 13 offrent un accès libre à leurs frontières. Pour y remédier, un traité instituant la Communauté économique africaine sur la libre circulation des personnes, le droit de résidence et le droit d’établissement a été signé par 32 pays, à Kigali, l’an dernier. Mais un seul l’a ratifié : le Rwanda. Niamey devrait donc être l’occasion de « mettre la pression » sur les autres pays pour qu’ils soient plus nombreux à aller en ce sens.

 Un projet de marché unique aérien

L’initiative d’un marché unique aérien a été signée en janvier 2018 à Addis-Abeba. Elle a été lancée parallèlement à la Zlec, et ce sujet – qui entre dans la catégorie des transports et des services – a « toutes les chances de devenir pressant », selon certains négociateurs. « Les grands pays sont d’accord pour que ce projet aboutisse », ajoute Carlos Lopes, précisant que les grandes compagnies aériennes africaines ont donné leur feu vert au projet.

source : Jeune Afrique

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