Les clauses des accords de libre-échange sur les droits des travailleurs sont inutiles sans action syndicale

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Photo: Joe Mabel / CC BY-SA 3.0

bilaterals.org | 1 avril 2021

Les clauses des accords de libre-échange sur les droits des travailleurs sont inutiles sans action syndicale

Entretien avec Ryu Mikyung

Ryu Mikyung est la directrice internationale de la Confédération coréenne des syndicats (KCTU). La KCTU, ainsi que d’autres mouvements sociaux coréens, se sont fortement engagés dans les actions de résistance contre les accords de libre-échange (ALE) Corée-UE et Corée-USA, à la fin des années 2000. Même si les deux ALE ont finalement été mis en œuvre, la Confédération syndicale coréenne continue de lutter pour les droits des travailleurs dans le pays et de s’engager avec d’autres groupes au niveau international.

En janvier 2021, l’Union européenne (UE) a publié les conclusions d’un groupe d’experts mis en place en 2018, dans le cadre d’un différend avec la Corée du Sud au titre du chapitre "Commerce et développement durable" de l’ALE Corée-UE, entré en vigueur en 2011. Le différend portait sur plusieurs aspects du droit du travail coréen, et son application restrictive du droit à la liberté d’association et du droit à la négociation collective, jugés incompatibles avec les obligations découlant de l’adhésion à l’Organisation internationale du travail (OIT) et de la Déclaration de l’OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail. Les critères de qualification d’un syndicat étaient extrêmement étroits, de sorte que peu de groupes étaient officiellement reconnus comme tels, et tous les autres étaient harcelés par la police et les tribunaux. La plainte de l’UE mentionnait également ces pratiques répressives. Le panel a conclu que la Corée du Sud n’a pas respecté certains de ses engagements dans le cadre de l’ALE Corée du Sud-UE, mais n’a pas non plus dérogé à l’accord.

bilaterals.org: Dans quel contexte est apparu le différend sur les droits du travail, porté par l’Union européenne contre la Corée, dans le cadre de leur accord de libre-échange ?

Ryu Mikyung: L’affaire a été lancée sous le précédent gouvernement coréen, qui était très conservateur et antisyndical. À partir de 2013, le gouvernement de l’époque a décertifié le syndicat des enseignants, au motif qu’il autorisait l’adhésion au syndicat des enseignants licenciés, ce qui constituait une violation de la loi en vigueur, selon le gouvernement. Le syndicat des enseignants n’a donc pas pu poursuivre ses opérations quotidiennes et ses activités syndicales. Le syndicat des employés du gouvernement a connu la même situation. Le gouvernement n’a pas accordé de certification au syndicat pour le même motif - parce que les travailleurs licenciés faisaient partie de leur syndicat. Et tous ces enseignants et employés du gouvernement licenciés avaient été sanctionnés, et licenciés, en raison de leur activité syndicale, ce qui était très controversé. Par la suite, lorsque les dirigeants de la KCTU se sont mis en grève pour protester contre la politique anti-ouvrière du gouvernement, ce dernier a accusé les dirigeants syndicaux, entre autre, d’organiser des grèves et des manifestations illégales. C’est pourquoi l’ancien président de la KCTU a été arrêté et condamné à trois ans de prison. Alors que la répression de l’activité syndicale était très forte, la KCTU a entrepris toutes les actions possibles. Ainsi, le dépôt d’une plainte auprès de l’OIT a été l’un des moyens par lesquels nous avons soulevé cette question au niveau international. Et le Comité de la liberté syndicale de l’OIT a fait diverses recommandations au gouvernement coréen. Il a estimé que la loi existante, y compris la disposition interdisant l’affiliation syndicale des travailleurs licenciés, ainsi que d’autres dispositions, constituait une violation des normes internationales. Cette question a également été portée devant le forum de la société civile sur le développement durable dans le cadre de l’ALE Corée-UE, par les syndicats coréens, la Confédération européenne des syndicats, la Confédération syndicale internationale, et les ONG qui faisaient partie du groupe consultatif national de l’ALE Corée-UE. L’affaire a duré plusieurs années mais la forte pression exercée par les syndicats de l’Union européenne a porté ses fruits, et le Parlement européen a finalement adopté une résolution [en 2017]. La Commission européenne a ensuite décidé de déclencher la disposition dans le cadre du mécanisme de règlement des différends bilatéraux. Voilà donc le contexte.

Et c’est ce qui a conduit à la ratification par la Corée de trois des quatre conventions fondamentales de l’OIT ?

En fait, c’est à ce moment-là qu’avait lieu le mouvement populaire en faveur de la destitution de l’ancien président conservateur coréen. Après cela, le nouveau gouvernement a déclaré qu’il était favorable aux travailleurs et qu’il respecterait le droit du travail dans la société. Il a déclaré qu’il ratifierait les conventions 87 et 98 de l’OIT [sur la liberté d’association et le droit de négociation collective, ndlr], qui sont fondamentales, ainsi que la convention 92 sur le travail forcé. Mais au moment de les ratifier, le gouvernement a troqué la ratification contre la détérioration des droits fondamentaux du travail, afin d’obtenir le soutien de l’organisation patronale et du parti d’opposition conservateur. Les syndicats, y compris la KCTU, ont donc insisté sur le fait que cette initiative n’était pas appropriée, qu’il s’agissait d’une autre violation des normes internationales, et que si le gouvernement voulait ratifier les conventions, il devait les mettre en œuvre correctement. Mais finalement, le gouvernement a fait avancer cette loi du travail rétrograde, en échange de la ratification des conventions de l’OIT , et la loi a été adoptée avant la ratification, qui n’a été approuvée que récemment par le Parlement. La répression sévère des syndicats, comme la dé-certification de la KCTU, n’a plus lieu sous ce gouvernement. Mais l’organisation patronale coréenne et les entreprises coréennes, en particulier les grands conglomérats comme Samsung et Posco, sont toujours très hostiles aux syndicats. Ainsi, indépendamment de ce changement politique, ils continuent d’éviter les syndicats dans leurs entreprises ou, même si nous avons réussi à établir des syndicats dans des entreprises, ces dernières ont nié la légitimité des syndicats, ne veulent pas parler aux syndicats et s’asseoir à la table des négociations, donc la situation perdure.

Dans quelle mesure la loi révisée sur le travail diminue-t-elle les droits des travailleurs ?

La loi révisée sur le travail est rétrograde, ce qui signifie qu’elle restreint les activités syndicales. Il existe de nombreux travailleurs exerçant des types d’emploi non standard, comme les travailleurs de plate-forme ou les indépendants. Cette loi exclut ces travailleurs en les excluant de la définition du travailleur, ce qui limite le champ d’application de la loi. De nombreuses formes atypiques de travailleurs ne peuvent ainsi pas jouir de leurs droits fondamentaux.

Le groupe qui a examiné le différend a estimé que "le fait que la Corée n’ait pas encore ratifié quatre conventions fondamentales de l’OIT ne constitue pas en soi une preuve de son non-respect de l’accord de libre-échange UE-Corée", ajoutant que la disposition de l’accord de libre-échange visait "un effort et non un résultat". Comment interprétez-vous cet avis ?

Après la publication du rapport du groupe d’experts, le gouvernement coréen et la Commission européenne ont, tous les deux, déclaré avoir gagné le litige. L’ALE prévoit deux types d’obligations. La première est que les parties doivent respecter et promouvoir les principes fondamentaux de la convention de l’OIT de 1998, en "droit et en pratique". Les experts ont déclaré que cette partie a été enfreinte par le gouvernement coréen, car certaines dispositions de la loi sur les syndicats en vigueur violent le principe de la liberté d’association. Mais, en ce qui concerne la deuxième obligation, à savoir que les parties doivent faire un effort pour la ratification des conventions fondamentales de l’OIT, le groupe d’experts a constaté que le gouvernement avait fait un effort pour la ratification, même s’il a précisé que ce n’était pas suffisant. C’est assez technique, mais le gouvernement coréen peut faire valoir que le droit du travail révisé répond aux obligations internationales du gouvernement dans le cadre de l’ALE. La décision des experts peut être interprétée dans les deux sens, mais, de notre côté, nous avons une autre position. Nous allons donc poursuivre notre argumentation au sein du forum de la société civile sur le développement durable, et faire en sorte le dialogue entre le forum de la société civile et la commission du développement durable continue.

À votre avis, est-ce que des dispositions fortes concernant les droits des travailleurs dans les ALE peut atténuer les pires effets de la libéralisation du commerce ?

Lors de la phase de négociation de l’accord Corée-UE, la KCTU, et les mouvements sociaux en Corée, ont adopté une position très ferme contre l’ALE. De nombreuses dispositions de l’ALE protègent les intérêts des entreprises plutôt que les droits des travailleurs. Le processus de règlement des différends concernant les droits des travailleurs n’est pas fondé sur des sanctions, mais sur le dialogue, alors que d’autres chapitres contiennent un langage beaucoup plus fort sur le règlement des différends, qui se base sur un processus juridique. Nous devons analyser quel type de disposition est efficace pour renforcer les droits des travailleurs. Certaines organisations européennes ont déclaré qu’à l’avenir, les ALE devraient inclure des sanctions fortes en cas de violation des droits des travailleurs. Et cela doit être analysé. Quel type d’accord bilatéral est le plus efficace ? C’est une autre question. Nous disposons également d’un accord de libre-échange entre la Corée et les États-Unis, qui comprend des dispositions strictes en matière de sanctions, en cas de violation des normes de travail. Mais ni le gouvernement coréen, ni le gouvernement américain ne veulent prendre de mesures dans le cadre de ce chapitre, puisqu’il n’est pas facile de faire usage de cette disposition, car ils doivent apporter la preuve que la violation des droits du travail a eu un impact négatif sur les relations commerciales entre les deux parties. Quoi qu’il en soit, nous pensons que des dispositions fortes sur les droits sociaux et du travail sont nécessaires, mais nous ne sommes pas sûrs du type de disposition qui est le plus efficace. Aujourd’hui, le gouvernement coréen a conclu des accords commerciaux avec presque tous ses partenaires commerciaux importants. Nous devons donc réfléchir à la manière dont nous pouvons nous engager dans cette réalité, et à la manière dont nous pouvons maximiser la protection des droits des travailleurs.

La Corée a également signé le Partenariat régional économique global (RCEP) l’année dernière. Quelles sont vos principales préoccupations concernant cet accord ?

En fait, la position du gouvernement coréen dans le RCEP a remplacé le rôle du gouvernement américain en termes de promotion de l’agenda néolibéral. En Corée, nous avons des dispositions très fortes pour la protection des droits des entreprises, y compris les droits de propriété intellectuelle et le chapitre sur le règlement des différends entre investisseur et Etat (ISDS) dans l’ALE Corée-Etats-Unis. Le RCEP en lui-même n’a donc pas d’effets plus néfastes que l’ALE Corée-Etats-Unis existant. Mais les droits des travailleurs dans les autres pays membres du RCEP suscitent de nombreuses inquiétudes et nous travaillons avec les syndicats et les mouvements sociaux de ces pays.

En décembre 2020, la Chine et l’UE ont conclu les négociations sur un accord d’investissement qui comprend des clauses similaires non contraignantes sur la protection des droits du travail. Sur la base de l’expérience de l’affaire Corée-UE sur les droits du travail, pensez-vous qu’un tel accord pourrait conduire à une amélioration des conditions de travail en Chine ?

Sans engagement ou activité syndicale, les dispositions relatives aux droits du travail et aux droits environnementaux ne peuvent être activées. Avant que la KCTU ne rejoigne le groupe consultatif national [dans le cadre de l’ALE Corée-UE], le gouvernement coréen pensait que le chapitre 13 sur le commerce et le développement durable n’était qu’un ornement de l’ALE. Il n’était pas disposé à mettre réellement en œuvre ce chapitre. Et dans l’UE, je crois que c’était la même chose. Les Européens n’ont jamais imaginé qu’ils déclencheraient le mécanisme de règlement des différends bilatéraux en rapport avec la violation des droits des travailleurs. Donc, dans le cas de la Chine, je ne suis pas optimiste, car il n’y a pas de mouvement syndical indépendant en Chine. Qui déclenchera ces dispositions ?

source : bilaterals.org

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