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Écologie et libre-échange : l’Europe face à ses contradictions

Mediapart | 8 décembre 2023

Écologie et libre-échange : l’Europe face à ses contradictions

par Manuel Magrez

« On investit sur le verdissement de notre industrie sur le plan national ou régional. Mais on continue à libéraliser les importations de produits polluants comme si de rien n’était. » Contrairement aux apparences, ces mots ne sont pas tirés d’un communiqué d’organisations altermondialistes dénonçant la signature d’accords de libre-échange, mais bien d’un discours du président de la République, Emmanuel Macron. Le 1er décembre, il intervenait depuis Dubaï (Émirats arabes unis), dans le cadre de la 28e Conférence internationale pour le climat (COP28), décrivant l’« aberration » de certains de ces accords.

Un discours qui a étonné les activistes écologistes car prononcé « alors qu’[Emmanuel Macron] vient de ratifier, au nom de la France, l’accord UE-Nouvelle-Zélande pour importer viande, lait et pommes, et augmente les émissions de gaz à effet de serre », a réagi Maxime Combes sur X (ex-Twitter). Pour l’économiste chargé de mission « Commerce et relocalisation » à l’Aitec (Association internationale de techniciens, experts et chercheurs), c’est le signe d’une contradiction totale entre les paroles et les actes.

Le texte auquel il fait référence, l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et la Nouvelle-Zélande, a été voté par les eurodéputé·es du camp macroniste le mercredi 22 novembre. Alors que chez les autres eurodéputé·es français·es, on s’y est fermement opposé. Y compris chez Les Républicains (LR), pourtant acquis à la cause libérale, qui se sont abstenus, et dont deux ont même voté contre.

Peu après, le gouvernement français a donné son feu vert à cet accord lors d’une réunion des ministres du commerce de l’UE, le 27 novembre, à laquelle Olivier Becht, ministre délégué au commerce, a participé.

Visant à augmenter de 30 % en dix ans les échanges avec l’archipel qui se situe à près de 18 500 kilomètres à vol d’oiseau de l’Union européenne en abaissant les barrières douanières, l’accord devrait, selon l’étude d’impact de la Commission européenne elle-même, « entraîner une augmentation des émissions de gaz à effet de serre liées au transport de marchandises ».

De quoi mettre à mal une partie du discours européen. « L’UE est à la pointe de la lutte contre le changement climatique. Les politiques et actions audacieuses de l’UE en font une référence mondiale et déterminent l’ambition climatique dans le monde entier », écrit par exemple le Conseil de l’UE sur une page de son site internet dédiée à l’accord de Paris.

Politique climatique et commerce international

« Cet accord illustre parfaitement l’impasse dans laquelle nous sommes », avance Maxime Combes. Car, pour lui, même si « les effets de l’accord sont limités, parce que l’économie néo-zélandaise est toute petite, la question qui se pose est une question de principe ». L’accord entre en effet en contradiction avec les engagements du « Pacte vert pour l’Europe », qui a pour but ultime « la fin des émissions nettes de gaz à effet de serre d’ici à 2050 ».

« On se dit qu’il faudrait réduire les émissions de gaz à effet de serre de 5 ou 7 % par an pour rester dans les 2 degrés de réchauffement global du climat, explique l’économiste. Mais à chaque fois que vous rechargez la barque avec des JO, des infrastructures routières ou des accords de libre-échange, ça rend tout cela plus difficile. » Un signal, surtout, « qu’on ne change pas de logique », reprend l’économiste.

Ce qui rend cette contradiction possible, au-delà de l’idée d’une croissance verte, ancrée dans beaucoup d’instances dirigeantes, c’est « le cloisonnement entre politique climatique et politique de commerce international », juge-t-il. « Par exemple, dans la préparation de l’accord de Paris, il y avait quelques velléités pour introduire des références au commerce mondial. Et il y a toute une série de pays du Nord, dont des pays européens, qui ont bataillé pour que cette mention n’apparaisse pas dans l’accord final », décrit Maxime Combes.

Conséquence : « On n’a jamais eu de discussion au sein des COP de ce qu’on faisait du fret maritime international et de l’aviation civile internationale. » « Comme l’accord de Paris ne prévoyait pas cela, ça a été délégué à deux autres institutions dédiées, qui ne sont pas à la hauteur des enjeux », regrette l’économiste. Il ajoute : « Imaginons qu’à la COP28, ils soient saisis par une prise de conscience et décident de baisser les émissions de gaz à effet de serre. Dans ce cas, ces deux secteurs ne seraient pas couverts par de nouveaux objectifs. »

Dans ce combat, un soutien d’un genre tout particulier est apparu, en la personne d’Emmanuel Macron. « Je crois vraiment que l’on doit intégrer dans les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) nos règles climatiques. Pour aligner notre régime commercial aux accords de Paris », plaidait le président à Dubaï le 1er décembre.

Dans ce sens, l’accord de libre-échange avec la Nouvelle-Zélande est qualifié par ses promoteurs d’accord « de nouvelle génération » et est érigé au rang de modèle. La raison ? Il contient « des dispositions contraignantes sur le respect de l’accord de Paris », se félicite Marie-Pierre Vedrenne, eurodéputée du groupe Renew, soutien d’Emmanuel Macron et vice-présidente de la commission parlementaire du commerce international.

« En cas de violations graves des principes fondamentaux en matière de travail ou de l’accord de Paris, l’accord prévoit des sanctions en dernier ressort », explique le Conseil de l’UE sur son site. À Mediapart, Marie-Pierre Vedrenne précise que « les sanctions commerciales prendraient la forme d’une compensation/suspension des obligations liées à l’accord. Elles ne seront possibles que dans le cas où un groupe spécial constaterait qu’une partie n’a pas respecté ses engagements ».

« L’accord de Paris, même si c’est un accord que tout le monde a signé, n’introduit pas de conséquence négative si vous ne le respectez pas », explique l’eurodéputée, qui voit en ce nouvel accord « une arme qui nous permet de faire bouger les lignes ».

Un alignement des planètes

Mais voilà. Parmi la poignée d’accords encore en négociation, l’un d’entre eux, « d’ancienne génération », est proche d’une conclusion. En négociation depuis plus de vingt-cinq ans, l’accord commercial avec le Mercosur, qui regroupe le Brésil, l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay, pourrait voir le jour d’ici à la fin de l’année, même si un brouillard d’incertitudes l’entoure. De jour en jour, les médias économiques chroniquent l’arrêt des négociations, et le lendemain leur accélération soudaine.

Et même si le camp français, y compris le gouvernement et les eurodéputé·es macronistes, disent ouvertement leur opposition à cet accord commercial, mobilisant des arguments environnementaux, l’Union européenne pourrait de nouveau augmenter les échanges de biens et services à l’international. Encore une fois en contradiction avec le discours vert. L’état des forces en présence ne rassure pas Marie-Pierre Vedrenne : « Les États nordiques poussent beaucoup, comme pour tous les accords. À ceux-là s’ajoutent les Espagnols, le Portugal et une partie de l’Italie. » « On devient minoritaires », regrette-t-elle, tentant de faire face à la poussée allemande en faveur de cet accord.

Dans cet accord négocié par la Commission européenne et poussé par sa présidente Ursula von der Leyen, aucune disposition contraignante des accords de Paris n’apparaît. Pour Elvire Fabry, chercheuse à l’Institut Jacques-Delors, think tank européen libéral, il n’y a là rien d’étonnant. « Il faut différencier le fait de reconnaître que l’accord néo-zélandais est le modèle optimum de ce qu’on veut faire avec la faisabilité pour les autres accords », explique-t-elle.

Car ce « modèle » a été signé « avec une Nouvelle-Zélande qui est plus volontaire, mais aussi beaucoup plus proche des objectifs de décarbonation que d’autres acteurs comme ceux du Mercosur », selon la chercheuse. En clair, l’accord qui introduit l’obligation de respecter les accords pour le climat serait le fruit d’un alignement exceptionnel des planètes.

« Le respect des accords de Paris sera dorénavant dans toutes les négociations commerciales mais c’est le caractère contraignant qui est difficile à négocier, puisqu’il n’est même pas négocié à la COP », détaille la chercheuse, pas farouchement opposée aux accords de libre-échange en général, les voyant comme un outil pour soigner la dépendance européenne à la Chine.

« On a aussi relancé des négociations avec l’Indonésie et l’Inde, et on ne va pas pouvoir répliquer le modèle de l’accord néo-zélandais », prédit l’économiste. En cause, des équipements industriels encore loin des objectifs fixés par l’accord de Paris.

Face à ces contradictions, « on ne peut pas dire que l’Union européenne n’a pas fait le job sur le climat. Mais le libre commerce est dans son ADN », analyse Amy Dahan, historienne des sciences et directrice de recherche émérite au CNRS. Le projet européen, qui s’est créé à partir d’une idée de libre-échange, a fait de ces accords son carburant. « Il y a un certain nombre de zones avec lesquelles ça ne se fait plus, comme la Russie, mais de façon générale, le nombre de ces accords n’a pas du tout tendance à freiner. C’est ce que veut l’Europe avant tout », regrette-t-elle.


 source: Mediapart