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Interview de Ken Ukaoha

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2 mai 2019

Interview de Ken Ukaoha

by bilaterals.org

Ken Ukaoha est président de l’Association nationale des commerçants nigérians (National Association of Nigerian Traders, NANTS) et partage son point de vue sur la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf).

bilaterals.org : 22 pays ont ratifié l’accord de libre-échange africain, correspondant au nombre minimum d’Etats requis pour l’entrée en vigueur du traité. Que pensez-vous de toute l’euphorie que suscite cet accord commercial ?

Ken Ukaoah : Pour moi, c’est une très bonne chose sur le papier. Surtout quand il s’agit de l’objectif, c’est un très bon objectif, si les Africains peuvent s’unir et commercer ensemble comme un continent. Donc, pour moi, cela augmentera le volume des échanges commerciaux, en particulier le commerce intra-régional, et cela contribuera aussi beaucoup à atteindre un certain niveau de création de richesse, du fait de l’augmentation de la productivité. De plus, une telle augmentation de la productivité permettrait de réduire le niveau de pauvreté. Voilà donc ce que je pense.

NANTS s’est montré très critique à l’égard de cet accord. Et, en particulier, il y a eu des déclarations et des rapports affirmant, par exemple, que cette zone commerciale africaine aura un impact négatif sur les agriculteurs, qu’elle augmentera le chômage parmi les agriculteurs au Nigeria et qu’elle sera nuisible pour l’industrie et les petites et moyennes entreprises du Nigeria. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

K.U. : Oui, pour nous, l’une des raisons pour lesquelles nous la critiquons, c’est parce que nous avons constaté que ce qui devait être fait ne l’a pas été. C’est parce que le Nigéria, ainsi que d’autres pays d’Afrique, n’ont pas procédé à une analyse coût-bénéfice de la ZLECAf, afin d’établir clairement qui en bénéficiera, qui en souffrira, et quels secteurs en bénéficieront et quels secteurs en souffriront. Quel sera l’impact sur l’emplois ? Et quel sera aussi le niveau de création de richesse ? Ensuite, nous pourrions nous servir de ces données pour imaginer le niveau de réduction de la pauvreté que cela permettrait d’atteindre. Et puis, en cumulant les niveaux de commerce et de productivité, cette analyse aurait dû nous aider à comprendre l’impact global et à adapter l’économie. Mais cela n’a pas été fait. C’est pourquoi nous avons littéralement conseillé à notre président de ne pas signer l’accord-cadre de la ZLECAf. En conséquence, jusqu’ici, le Président a accepté de ne pas signer avant que cette analyse ne soit terminée. Et, bien sûr, cela a donné lieu à des consultations, amorcées par les ministères, par le gouvernement, avec les parties prenantes. Ces consultations sont en train de se dérouler, et dans les faits, le résultat de la consultation est que le président a mis sur pied un comité directeur présidentiel, chargé d’examiner l’impact et l’état de préparation du Nigeria à la ZLECAf. Le comité travaille donc actuellement et j’ai le privilège d’en faire partie. C’est à cause de ce que nous voyons sur le plan technique que mon organisation a mis en avant cette analyse spécifique des répercussions de la ZLECAf, ou plutôt des répercussions éventuelles de la ZLECAf, sur l’agriculture. Voilà donc exactement où nous en sommes en ce moment.

Faisons un peu de spéculation. Imaginons, par exemple, qu’une entreprise chinoise ou européenne, hautement compétitive, opère à partir du Ghana et ait accès à un libre marché sur le continent, grâce à cette zone de libre-échange. Elle peut donc concurrencer des industries ou des entreprises locales africaines qui ne sont pas aussi compétitives. Est-ce que ce scénario semble plausible ? Ou, en d’autres termes, pensez-vous que les entreprises étrangères ont beaucoup à gagner de cet accord de libre-échange ?

K.U. : Ce sont là certaines des choses que nous devions prendre en considération et je pense que les négociateurs ne les examinent pas correctement. Par exemple, le scénario que vous avez peint - une entreprise chinoise ou européenne s’installe au Ghana, ou s’installe au Nigeria, et exporte ensuite vers d’autres pays africains. Alors primo, en vertu des règles, est-ce qu’elles peuvent être considérées comme des sociétés d’origine africaine ? Et leurs marchandises sont-elles admissibles au titre de marchandises d’origine africaine ? Secundo, quel niveau d’emplois vont-elles créer ? Et l’accord-cadre le permet-il ? Tertio, si vous regardez aussi le sujet de l’investissement direct étranger. S’agit-il d’investissements directs étrangers ? Qu’en est-il de la propriété de ces entreprises ou de ces usines qui se sont implantées ? Ou bien n’y aura-t-il pas de transport, vous savez, de produits finis ou semi-finis en provenance de Chine ou d’ailleurs, et qu’ils s’installent dans leur entreprise et utilisent leur entreprise comme un conduit pour exporter vers d’autres pays africains et conquérir un marché africain ? Nous examinons tous ces aspects et la mesure dans laquelle cela aurait des répercussions sur l’économie des populations.

Certains critiques basés en Afrique, dont certains économistes, disent que la plupart des économies africaines sont basées sur l’exploitation des matières premières, comme les ressources naturelles, et certains prétendent qu’avec cette zone de libre-échange, les pays africains échangeront simplement des biens, des produits semi-finis provenant de l’étranger. Pensez-vous qu’ils ont raison ?

K.U. : Honnêtement, pour moi, je ne suis pas à l’aise avec ce type d’"investissement direct étranger". Ce que je pense être le pivot ou l’objectif de la ZLECAf, et qui ajoutera de la valeur à l’économie, c’est, premièrement, la relocalisation de ces usines. Deuxièmement, le changement de nomenclature en termes de propriété, de propriété pratique, de sorte qu’elles appartiennent au peuple, aux Africains. Troisièmement, les produits qui sortent de ces usines devraient être des biens entièrement produits sur place, pas des biens transportés, pas des produits semi-finis, pas des produits complets arrivant en pièces détachées. Mais des biens entièrement raffinés et produits sur place, qui appartiennent à des Africains, qui appartiennent au continent et qui se déplacent ensuite sur le continent. C’est la seule manière de concevoir le transfert de technologie. C’est la seule manière de parler de durabilité. C’est la seule manière de parler d’autosuffisance. Et c’est la seule manière, pour nous, de concurrencer favorablement les autres acteurs de l’économie mondiale. C’est ce que je pense.

Et pensez-vous que cela possible avec l’accord sous sa forme actuelle ? Car, par exemple, les règles d’origine n’ont pas encore été déterminées.

K.U. : Exactement ! Les règles d’origine seront un facteur déterminant. Beaucoup de travail dépend du type de règles d’origine que nous mettrons en œuvre dans cet accord commercial. Et bien sûr, c’est pourquoi j’insistais aussi pour que notre président ne signe pas un accord-cadre qui n’est pas assorti de tous les protocoles. Par exemple, le protocole sur les règles d’origine devrait être très clair, pour que tout le monde comprenne, admette, et accepte quelles sont les règles d’origine. Ensuite, il devrait être rattaché à tout accord que quelconque président, quelconque pays signe. De cette manière, il devient un véritable document de travail. Pas l’inverse : signer un accord et revenir ensuite pour négocier les règles d’origine. Supposons que vous trouviez des règles d’origine qui ne sont pas acceptables pour un pays, que se passe-t-il ? Ce pays aura déjà signé un cadre. Ce modèle n’est pas le bon.


 source: bilaterals.org