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L’avenir est numérique, mais les chapitres sur le numérique doivent rester en marge des accords commerciaux

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Equal Times | 1 octobre 2020

L’avenir est numérique, mais les chapitres sur le numérique doivent rester en marge des accords commerciaux

Par Duncan McCann

Nous vivons actuellement une révolution numérique. Les nouvelles technologies et la révolution des données qui les sous-tendent ouvrent de grandes possibilités pour répondre aux défis qu’affronte l’humanité – chaos climatique, emploi précaire, faim et maladie. Mais, comme l’histoire le démontre clairement, la révolution technologique est loin d’être à la portée de tous et n’a pas le même impact sur tout le monde. Alors que près de 1,2 milliard de personnes dans le monde n’ont pas encore connu la deuxième révolution industrielle, d’autres se lancent dans la quatrième.

La numérisation de l’économie a été soutenue par une croissance rapide du secteur du commerce électronique, grâce au développement et à l’expansion de la vitesse et de la portée des réseaux numériques. Les ventes du commerce électronique au détail à l’échelle mondiale atteignaient 3.530 milliards USD en 2019 et devraient s’élever à 6.540 milliards USD en 2022.

Et tout comme le commerce électronique et la révolution numérique s’infiltrent désormais dans d’autres secteurs toujours plus nombreux, les chapitres sur le numérique dans les accords de libre-échange (ALE) ont également pris de l’ampleur et portent désormais sur des questions qui dépassent, de loin, leur portée originelle qui visait essentiellement à faciliter le commerce en ligne.

Dans un récent rapport que j’ai rédigé pour la Confédération syndicale internationale (CSI) sur l’incidence sur les marchés du travail de l’inclusion des chapitres sur le commerce numérique dans les accords de libre-échange, j’ai souligné quatre raisons principales de résister à ces chapitres tels qu’ils sont formulés actuellement.

1) De manière générale, ils ne relèvent PAS spécifiquement du commerce

De manière générale, les sujets couverts par ces dispositions ne relèvent pas spécifiquement du commerce et il est donc inapproprié de les inclure dans des accords de libre-échange. Par conséquent, la position politique par défaut sur ces sujets devrait être de réglementer au moyen de la législation nationale là où cela est possible, en particulier lorsqu’un modèle législatif existe.

Un exemple est la disposition qui généralement (la formulation précise peut varier) cherche à rendre très difficile pour les gouvernements d’exiger l’accès au code source (la configuration de base d’un logiciel informatique tel que rédigé par un programmeur) comme condition d’accès au marché. Le code source est, cependant, déjà inclus, partout dans le monde, dans les protections relatives à la propriété intellectuelle, sous forme de droits d’auteur et de brevets, ainsi que dans celles relatives aux secrets commerciaux. Partant, il ne peut pas vraiment être considéré comme un enjeu commercial. Le fait d’étendre l’interdiction d’accès au code source au-delà de ce qui est déjà prévu dans les protections des brevets et du secret commercial représente une attaque éhontée contre la capacité des pouvoirs publics de veiller à ce que les logiciels, et la multitude d’applications dans lesquels ils interviennent, protègent notre sécurité et notre vie privée, par le biais de la protection de nos données personnelles.

2) Ils sont anti-réglementation

De fait, l’inclusion de chapitres spécifiques sur le numérique dans les accords commerciaux internationaux a pour but de restreindre la capacité des gouvernements nationaux de réglementer dans des domaines clés émergents de l’économie numérique.

À titre d’exemple, la clause de l’accord de libre-échange le plus récent conclu entre les États-Unis et le Mexique (ACEUM) traitant des transferts de données stipule : « aucune partie n’interdit ni ne limite le transfert transfrontières de renseignements, y compris de renseignements personnels. » Ce libellé montre très clairement que l’objectif de la clause est d’interdire l’intervention des pouvoirs publics dans un domaine politique particulier.

En outre, bon nombre des dispositions limitant le rôle du gouvernement stipulent également qu’ils ne peuvent déroger aux dispositions qu’en cas de « réalisation d’un objectif légitime de politique publique ». En l’occurrence, le terme « légitime » a été interprété comme signifiant une solution politique largement reconnue, alors que la protection de la santé, de l’environnement et de la vie privée est uniquement considérée comme « acceptable ». Ce qui signifie que les approches novatrices dans certains secteurs, notamment ceux qui traversent une transformation numérique, pourraient être jugées illégitimes même si elles concernent la santé, l’environnement ou la vie privée, qui sont pourtant des objectifs politiques valables. Ceci est particulièrement vrai en combinaison avec le test de nécessité sur les politiques qui « n’imposent pas de restrictions sur les transferts de renseignements qui soient plus importantes que celles qui sont nécessaires pour atteindre cet objectif ». Ainsi, sur 44 tentatives d’utiliser cette méthode pour déroger à une disposition particulière, une seulement a abouti.

3) L’inclusion des chapitres sur le numérique dans les accords commerciaux rend plus difficile l’atténuation des perturbations existantes

Les technologies du numérique commencent déjà à avoir des répercussions et à perturber notre économie, indépendamment de leur inclusion ou pas dans les accords commerciaux internationaux, et indépendamment aussi de la manière dont elles sont formulées. Néanmoins, en verrouillant un environnement libéral sous-réglementé, ces chapitres sur le numérique vont à maints égards exacerber les risques existants de répercussions néfastes, économiques et sociales, découlant de la disruption numérique.

Actuellement, les marchés numériques du monde entier se concentrent entre les mains d’un nombre de plus en plus restreint d’entreprises. L’un des principaux arguments avancés publiquement en faveur des chapitres sur le numérique est qu’ils rendent possible et favorisent la capacité des micro-, petites et moyennes entreprises (MPME) de faire du commerce numérique et donc d’avoir des débouchés dans des marchés jusque-là accessibles qu’aux grandes multinationales. Or, dans les faits les accords déjà conclus et ceux qui sont proposés ne font que très peu, voire rien, pour aider les MPME, et sont en réalité complètement alignés sur les intérêts des Big Tech.

4) Les chapitres sur le numérique gagneront en importance avec la croissance de l’économie numérique

À mesure que les données et les algorithmes deviennent des composantes chaque fois plus centrales de notre vie sociale et économique, les dispositions sur le commerce numérique dans les accords commerciaux internationaux vont aussi gagner en importance. Tant que le numérique représentait un segment restreint de l’économie, l’incidence des chapitres sur le numérique était également faible. Cependant, de nombreux secteurs de l’économie connaissent une transformation numérique rapide. Ce qui signifie que des secteurs économiques que personne ne soupçonnerait seront touchés par ces dispositions.

Le secteur de l’agriculture est un bon exemple. L’agriculture mondiale et le secteur agro-alimentaire dans son ensemble subissent une révolution dont la portée pourrait s’avérer aussi formidable que toutes celles qui l’ont précédée. Les avancées des Big Tech dans le secteur agricole et l’agro-alimentaire en général présentent un certain nombre de défis pour ceux qui dépendent de l’agriculture de petite échelle et qui en vivent. Le risque de voir les flux transfrontières faciliter l’apparition de nouvelles formes de biopiraterie suscite une inquiétude croissante auprès des communautés locales. En outre, maintenant que le processus de production agro-alimentaire lui-même s’appuie sur des procédés qui dépendent chaque fois plus de la technologie – qu’il s’agisse de la culture, de la récolte ou de la distribution – l’on voit des entreprises technologiques non agricoles, comme Fujitsu et Amazon, acquérir de plus en plus d’entreprises de ce secteur, au point qu’elles pourraient finir par dominer et concentrer encore davantage le secteur de la technologie agricole. Étant donné que de plus en plus de denrées alimentaires sont vendues par l’intermédiaire de plateformes, souvent basées au niveau international, les responsabilités restent mal définies, tandis que des règles n’exigeant plus d’entités juridiques locales pourraient rendre leur application extrêmement compliquée.

Un régime favorisant la libre circulation des données favorisera également l’intégration verticale et horizontale du secteur agro-industriel à laquelle nous assistons aujourd’hui. Les dispositions qui consolident la libre circulation internationale des données rendront plus facile pour les entreprises multinationales du secteur technologique agricole de recueillir et de compiler des données du monde entier. Étant donné qu’ils disposeront de plus de données, cela leur permettra de générer de meilleurs produits que ceux qui auraient pu être mis au point localement par des agriculteurs à partir de leurs propres données, ou même au niveau national en tentant une agrégation des données. En outre, le fait d’interdire le partage obligatoire du code source de logiciels chaque fois plus indispensables dans les exploitations agricoles, même dans le cadre de programmes de transfert de technologies, protégera les intérêts des multinationales technologiques agricoles au détriment des petits agriculteurs locaux et du soutien à une industrie nationale.

Alors que nous entrons dans une nouvelle phase du bouleversement numérique de l’économie, nous devons veiller à ne pas entraver nos institutions démocratiques dans la réglementation de la sphère numérique.

Notre objectif premier doit être de contester le bien-fondé de nombreuses dispositions contenues dans les chapitres sur le numérique en cours de discussion. Des sujets comme la protection des données et la localisation des données doivent être traités au niveau local par des gouvernements démocratiques. En second lieu, nous devons faire en sorte que, lorsque des dispositions sont adoptées, les pays conservent la possibilité d’y déroger pour tout objectif légitime de politique publique, la légitimité étant axée sur le mandat démocratique et la reconnaissance du fait qu’il existe des objectifs politiques plus importants que la maximisation des échanges, comme l’atténuation du changement climatique et la santé. Enfin, nous devons veiller à ce qu’un débat plus large ait lieu sur l’adéquation des dispositions, étant donné que dorénavant pratiquement tous les secteurs de l’économie comporteront une composante numérique et que ces dispositions s’appliqueront donc à tous. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons garantir que l’économie numérique de demain profitera à tous.


 source: Equal Times