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UE-Mercosur : Faire de l’accord commercial un levier de développement durable

Photo: Déforestation au Brésil, par Planet Labs, Inc. / Wikimedia / CC BY-SA 4.0 DEED

CNCD 11.11.11 | 14 décembre 2023

UE-Mercosur : Faire de l’accord commercial un levier de développement durable

L’accord d’association entre l’UE et le Mercosur est en phase finale de négociation. Toutefois, les garde-fous apportés à l’actuel volet commercial de l’accord ne suffisent pas à le rendre cohérent avec les enjeux sociaux, environnementaux et sanitaires contemporains. Le CNCD-11.11.11 demande à l’UE au minimum d’inclure un mécanisme de sanction pour rendre opposable le chapitre sur les normes sociales et environnementales, des mesures miroirs pour les produits chimiques nocifs pour la santé et l’environnement et la révision du chapitre sur les marchés publics. Il demande à la Belgique de ne pas signer ou ratifier l’accord tant que celui-ci n’est pas conforme à ces balises.

UE-MERCOSUR : UN ACCORD COMMERCIAL STRATÉGIQUE POUR L’UE

L’Union européenne (UE) négocie depuis plus de vingt ans avec les pays du Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay) un accord d’association qui comporte trois volets : le dialogue politique, la coopération et un accord de libre-échange. Le volet commercial a fait l’objet d’un accord de principe en juin 2019 et les deux autres volets en juin 2020. Suite à la fin du mandat présidentiel de Jair Bolsonaro au Brésil, les négociations se sont accélérées en 2023 avec l’objectif de signer l’accord le plus rapidement possible. Les enjeux sont non seulement économiques mais aussi stratégiques.

L’accord commercial UE-Mercosur vise avant tout à intensifier les échanges entre les deux blocs régionaux, qui représentent ensemble environ le quart du produit intérieur brut (PIB) mondial : l’UE en bénéficiera dans les secteurs de l’automobile, de l’industrie chimique et pharmaceutique, tandis que le Mercosur profitera de l’exportation de ses produits agricoles. Mais finaliser cet accord est aussi un enjeu stratégique pour l’UE, en vue de sécuriser son approvisionnement en matières premières cruciales pour la révolution industrielle dite « verte » et de se repositionner comme un acteur international qui compte dans un contexte mondial de crises multiples (pandémie de Covid-19, guerre en Ukraine, etc.) et de défis géopolitiques croissants (rivalité avec la Chine, etc.).

DES GARANTIES ADDITIONNELLES ET LA SCISSION DE L’ACCORD COMME RÉPONSE AUX CRITIQUES

Pour répondre aux critiques sur l’impact environnemental de l’accord et contourner les blocages politiques dans certains États membres, la Commission européenne a proposé d’assortir le volet commercial de garanties supplémentaires. En mars 2023, elle a soumis aux pays du Mercosur une déclaration additionnelle (au sens de l’article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités) visant à préciser les engagements des parties à l’accord, principalement sur les questions liées au développement durable et au dérèglement climatique. Cette déclaration additionnelle fait notamment référence au règlement européen relatif à l’interdiction d’importation des produits issus de la déforestation entré en vigueur en 2023.

Ces initiatives européennes ont relancé les négociations interrégionales, tout en mettant au jour des divergences marquées entre les deux blocs. Les pays du Mercosur considèrent les démarches unilatérales de l’UE comme des mesures protectionnistes en échange desquelles ils réclament des contreparties. Dans leur contre-proposition, ils rejettent toute forme de sanction, exigent des mécanismes de compensation dans le cas où les concessions commerciales négociées seraient suspendues ou annulées par le règlement européen zéro-déforestation, réclament une aide financière de 12,5 milliards d’euros pour assurer la mise en œuvre des garanties environnementales additionnelles et contestent certaines parties de l’accord. Le Brésil et l’Argentine plaident notamment pour une révision des dispositions sur les marchés publics, dont la libéralisation entraînerait des conséquences négatives pour les PME, la production de médicaments et les marges d’action industrielles du Mercosur.

Parallèlement aux négociations sur la déclaration additionnelle, la Commission envisage également de scinder le volet commercial du reste de l’accord d’association afin de faciliter et d’accélérer l’entrée en vigueur de l’accord de libre-échange. S’agissant d’une compétence exclusive de l’UE, son approbation se ferait via un vote à la majorité qualifiée (plutôt qu’à l’unanimité en cas d’accord d’association) au Conseil et ne nécessiterait pas l’assentiment des parlements nationaux. Une telle option serait toutefois contraire au mandat de négociation du Conseil de 2018 et incompatible avec le droit de l’UE.

RÉVISER L’ACCORD POUR EN FAIRE UN LEVIER DE DÉVELOPPEMENT DURABLE

Proposer des garde-fous insuffisants ou scinder l’accord ne le rendra toutefois pas plus cohérent avec les enjeux sociaux, environnementaux et sanitaires contemporains. Une profonde révision est nécessaire pour faire de cet accord anachronique un levier en matière de développement durable.

Cette révision doit viser, au minimum, à inclure un chapitre sur le développement durable contraignant assorti d’un mécanisme de plainte et de sanction en cas de violation des clauses sociales, environnementales et de respect des droits humains qu’il contient. Insérer de telles dispositions exécutoires permettrait de garantir des échanges de biens durables entre les deux blocs et d’empêcher les échanges ayant des impacts négatifs sur le climat et l’environnement ainsi que les droits humains, sociaux et sanitaires.

PRÉSERVER LE CLIMAT, L’ENVIRONNEMENT ET LA BIODIVERSITÉ

L’actuel projet d’accord commercial UE-Mercosur n’est pas compatible avec la loi climat européenne et les engagements de l’Accord de Paris : sa mise en œuvre risque d’entraîner une hausse des importations et de la consommation des produits issus de la déforestation, augmentant ainsi significativement les émissions de gaz à effet de serre (GES) de l’UE.

Entre 2019 et 2022, la déforestation en Amazonie brésilienne a augmenté de près de 60 %. Depuis début 2023, elle atteint des niveaux records dans la région brésilienne du Cerrado. Elle s’étend également au-delà des frontières brésiliennes, en particulier dans la partie argentine du Chaco. En réduisant graduellement pendant une période transitoire de six ans les tarifs douaniers sur 99 000 tonnes d’exportation de bœuf du Mercosur vers l’UE, l’accord UE-Mercosur aurait pour effet d’accélérer cette tendance à la déforestation : une étude commanditée par le gouvernement français prévoit une hausse de 5 % à 25 % par an au cours des six premières années de sa mise en œuvre, ce qui mettrait en péril ces écosystèmes déjà fragilisés tout en aggravant le dérèglement climatique. D’autant que les émissions de gaz à effet de serre provenant des échanges bilatéraux de huit produits agricoles clés –principalement de la viande bovine, mais également du soja et de l’éthanol – devraient également augmenter de 34 %.

Les garde-fous proposés par la Commission et contestés par les pays du Mercosur ne constituent de toute façon pas une réponse suffisante à ces risques d’impacts environnementaux et climatiques. La déclaration additionnelle n’a pas de force exécutoire et le règlement européen zéro déforestation délègue aux États membres la responsabilité de sanctionner les entreprises (sans véritable coordination) et exclut de son champ d’application des écosystèmes (comme le Cerrado au Brésil et le Chaco en Argentine), des produits (volaille, sucre, éthanol et produits miniers) et des secteurs (finance et investissements) qui jouent pourtant un rôle important dans la déforestation.

PRÉSERVER LA SANTÉ ET LA SOUVERAINETÉ ALIMENTAIRE

L’actuel projet d’accord commercial UE-Mercosur est également incompatible avec la stratégie « From Farm to Fork », qui vise à faire de l’Europe la pionnière mondiale d’un système alimentaire davantage respectueux du climat, de la biodiversité et de la santé. L’accord commercial va favoriser les changements d’affectation des terres au profit d’activités d’agriculture et d’élevage à grande échelle, et sa mise en œuvre renforcera le modèle agro-industriel des pays du Mercosur basé sur l’utilisation massive de produits chimiques nocifs pour la santé et l’environnement (pesticides, engrais, antibiotiques...), au détriment des paysans sans terre et des droits des peuples autochtones ainsi que d’un modèle agricole plus durable des deux côtés de l’Atlantique.

Entre 2018 et 2019, l’UE a exporté vers le Mercosur près de 7 millions de kilos de pesticides dont l’utilisation est interdite sur le territoire de l’UE. En réduisant les droits de douane sur les exportations européennes de produits chimiques, l’accord commercial permettrait aux entreprises européennes d’exporter encore plus de pesticides vers le Mercosur. Or la Commission européenne s’est engagée dans sa stratégie en matière de produits chimiques à « veiller à ce que les produits chimiques dangereux interdits dans l’UE ne soient pas produits pour être exportés ».

L’expansion de l’agro-industrie et des monocultures risque également d’aggraver les abus existants en matière de droits humains, et en particulier d’accroître les conflits fonciers et l’expropriation des peuples autochtones. Bien que le Brésil ait ratifié la Convention n°169 de l’OIT relative aux peuples indigènes et tribaux, il ne prend pas suffisamment de mesures pour protéger la vie, l’intégrité physique et psychologique de ces populations. Au contraire, le Congrès fédéral a récemment voté une loi (PL 490/2007, Marco temporal) qui limite la possibilité de revendication des terres par des groupes autochtones. De nouvelles lois criminalisent des mouvements sociaux et paysans sont également en discussion au Congrès fédéral et dans plusieurs États fédéraux.

Tout en marginalisant l’agriculture familiale et paysanne au sein des pays du Mercosur, l’accord commercial continuera de soumettre les agriculteurs en Europe à la pression des prix et à une concurrence déloyale. Aucun garde-fou n’est prévu en ce qui concerne les risques de dumping agricole, qui pourraient être accrus par les mécanismes de compensation réclamés par le Mercosur pour équilibrer les concessions commerciales, à savoir des quotas plus élevés pour les produits agricoles qui ne font pas partie du règlement européen zéro déforestation (tels que le sucre ou la volaille) afin de compenser l’impact de la baisse des exportations de bœuf et de soja liée à l’application de ce règlement.

RECOMMANDATIONS

Pour garantir un commerce juste et durable entre l’UE et le Mercosur, la libéralisation commerciale entre les deux blocs doit s’accompagner de balises essentielles en matière de respect des droits humains et des normes sociales, sanitaires et environnementales. À cette fin, le CNCD-11.11.11 recommande :

À l’Union européenne de réviser l’actuel projet d’accord de libre-échange avec le Mercosur, au minimum :

  • en garantissant la présence d’un chapitre sur le développement durable contraignant assorti d’un mécanisme de plainte et de sanction en cas de violation des clauses sociales, environnementales et de respect des droits humains qu’il contient ;
  • en appliquant des mesures miroirs pour le commerce des produits nocifs pour la santé et l’environnement, afin d’éviter l’exportation dans les pays tiers de produits chimiques interdits en Europe ;
  • en révisant les dispositions sur les marchés publics, afin de garantir les marges de manœuvre politiques nécessaires aux pays du Mercosur pour soutenir leurs PME et développer des capacités de production industrielle.

À l’Union européenne de ne pas scinder le volet commercial du reste de l’accord d’association UE-Mercosur en vue d’une approbation plus rapide ne nécessitant pas l’unanimité au Conseil ni le consentement des parlements nationaux, car cette option serait contraire à la volonté des États membres telle qu’exprimée dans le mandat de négociation du Conseil de 2018 et pourrait être incompatible avec le droit de l’UE.

À la Belgique de ne pas signer ou ratifier le projet d’accord de libre-échange UE-Mercosur tant qu’il n’est pas conforme aux balises de l’Accord de Gouvernement du 30 septembre 2020, qui stipule que la Belgique n’approuvera plus d’accords commerciaux que s’ils comportent un chapitre sur le développement durable avec des normes « applicables et contraignantes ».


 source: CNCD 11.11.11