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En Tunisie, « l’ALECA c’est la reproduction du pacte colonial de 1881 »

Mediapart | 1 octobre 2018

En Tunisie, « L’ALECA c’est la reproduction du pacte colonial de 1881 »

Mustapha Jouili, économiste tunisien, nous a rencontrés dans le cadre de la mobilisation contre l’Accord de Libre Echange Complet et Approfondi (ALECA), un nouvel accord qui doit être signé entre l’Union européenne et la Tunisie en 2019. Il dénonce son caractère néocolonial, ses conséquences économiques et sociales, notamment pour l’agriculture, ainsi que les conditionnalités de la dette.

Les travaux de Mustapha Jouili portent en particulier sur la question agraire et les effets de la mondialisation sur les structures paysannes et familiales. Ses activités militantes sont multiples, au bureau du parti Watad (une composante du Front Populaire, dont l’ex-secrétaire général, l’avocat Chokri Bélaïd, fut assassiné dans des circonstances encore non-élucidés en février 2013) ou au sein de l’association de recherche économique et sociale Mohamed Ali El Hami (ARES), créée il y a quelques années. Cette association a publié plusieurs ouvrages sur les questions économiques en Tunisie (la dette, les lois de finances) et s’apprête à en sortir un nouveau à propos de l’ALECA (accord de libre-échange complet et approfondi). L’ARES ne publiant ses ouvrages qu’en arabe, cet entretien propose une première approche de leur analyse en français avec un décryptage des enjeux de la dette et de l’ALECA en Tunisie.

Nous l’avons donc rencontré dans le cadre de la mobilisation contre l’ALECA. Il est à l’initiative, avec plusieurs intellectuels, militants et citoyens, de multiples conférences et discussions pour informer le public du danger que fait peser l’ALECA sur l’économie et la société tunisienne. Contrairement au discours officiel de l’Union européenne, Mustapha Jouili montre, en reprenant parfois des chiffres provenant de la Banque mondiale elle-même, que l’accord d’association de 1995 entre l’UE et la Tunisie (le précédent accord entre les deux parties) s’est traduit par un aggravement du déficit de la balance commerciale, la disparition de pans entiers de l’industrie, et la suppression de centaines de milliers d’emplois en Tunisie. Alors que l’accord d’association se limitait à l’industrie, l’ALECA prévoit de libéraliser les échanges avec l’Europe dans l’ensemble des secteurs de l’économie, et à imposer les normes européennes. Dans l’agriculture, par exemple, certains secteurs (élevage, céréales) seraient à leur tour menacés de disparition face une concurrence européenne déloyale, qui cherche de nouveaux marchés pour exporter ses excédents agricoles.

Pouvons-nous commencer par une présentation de l’ARES ?

L’association de recherche économique et sociale Mohamed Ali El Hami porte le nom du fondateur du mouvement syndical en Tunisie. Elle a été créée par des militants de gauche, essentiellement issus du Front populaire. Son objectif principal est de propager une connaissance sur des sujets économiques, sociaux avec une parole militante qui dépasse le discours dominant, le discours libéral. L’ARES a également publié trois ouvrages collectifs, un premier sur l’endettement, un deuxième sur la crise économique en Tunisie – avec une lecture historique du modèle de développement – et un troisième sur la loi de finance 2018. Un quatrième est en cours de publication et porte sur les entreprises publiques et le débat à propos de leur privatisation. En ce moment, l’association est engagée dans deux autres activités.

La première concerne un programme de formation intitulé « économie alternative ». Ce programme est dédié aux jeunes militants des partis progressistes et de la société civile dans les différentes régions du pays (sept régions). Il est décliné en quatre thèmes : les lois économiques, la finance publique et l’endettement, les accords internationaux et le modèle de développement en Tunisie. Notre objectif est de vulgariser les outils et les concepts d’analyse économique avec une analyse critique des choix hégémoniques, et de proposer des orientations générales pour un modèle de développement alternatif au néolibéralisme.

La deuxième activité est une mobilisation contre l’ALECA. Nous organisons des conférences régionales contre cet accord de libre-échange. L’objectif c’est de mobiliser les militants de la société civile mais aussi des partis politiques pour constituer un front large qui puisse exercer une pression et exiger un arrêt des négociations. Cette action est organisée en collaboration avec d’autres partenaires comme l’association FTDES (Forum tunisien des droits économiques et sociaux), l’UDC (Union des diplômés chômeurs), et des membres de syndicats de l’UGTT (Union générale des travailleurs tunisiens) ou des syndicats d’agriculteurs (UTAP, SYNAGRI).

Vous avez publié un ouvrage, en arabe, sur le sujet de la dette. Pouvez-vous nous dire comment vous avez abordé cette question ?

Tout d’abord, l’ouvrage s’intitule : « L’endettement externe, choix ou nécessité ? ».
Livre de l’ARES : « L’endettement externe, choix ou nécessité ? » Livre de l’ARES : « L’endettement externe, choix ou nécessité ? »
Nous avons voulu dépasser les positions idéologiques : ou bien nous n’avons pas le choix et nous devons nous endetter, ça c’est la position des libéraux ; ou bien une position « de gauche » opposée à toute forme de dette. Historiquement, il n’y a aucun pays qui ne s’est pas endetté. Même la Russie bolchévique s’est endettée ! Pour nous, le problème ce n’est pas l’endettement, mais les choix imposés, les diktats économiques et politiques qui sont souvent rattachés aux dettes multilatérales ou bilatérales.

Le but de l’ouvrage était de présenter les évolutions de la dette en Tunisie depuis les années 60 et de comprendre ses causes internes, le rôle de l’État, et ses causes externes, c’est à dire l’intervention des institutions financières internationales, ou de certains pays du nord, de l’Europe en particulier, la France, l’Allemagne. Derrière ces dettes, il y a toujours des choix exigés en termes d’orientation économique, des privilèges accordés aux entreprises étrangères. Mais il y a aussi les causes internes. Car cette tendance à l’endettement s’explique essentiellement par la faiblesse des ressources propres de l’État. Ces ressources propres proviennent essentiellement soit de la fiscalité, soit des revenus des entreprises publiques. Et là on se trouve avec deux autres problèmes : l’injustice fiscale ou les exonérations accordées aux entreprises étrangères et la fraude fiscale que les divers gouvernements successifs n’ont jamais essayé de combattre. Finalement, nous avons des ressources propres pour l’État qui sont de plus en plus faibles, et c’est donc là que le recours de plus en plus intense à l’endettement apparaît faussement comme une nécessité. L’intérêt des classes dominantes en Tunisie est de pousser l’État à continuer à s’endetter, elles renforcent leur pouvoir en acceptant les exigences des institutions financières internationales. Si on revient au premier plan d’ajustement structurel, en 1986, on retrouve tout ce qui concerne les exonérations fiscales, le démantèlement des droits de douane, du code de l’investissement... Tout ça pèse de plus en plus sur le budget de l’État, et cela nous oblige à accepter l’endettement externe.

L’une des conclusions, et je souligne son importance, c’est que le dépassement du « cercle d’endettement » implique de rompre avec les conditions objectives qui sont à son origine : les choix libéraux et la soumission aux diktats des institutions financières internationales. C’est à ce prix que nous pourrons mettre en place un nouveau modèle dont les piliers sont : la souveraineté nationale, le rôle déterminant de l’État et la justice sociale. Ceci n’implique pas un refus catégorique de l’endettement.

Et est-ce que dans cet ouvrage sur la dette vous abordez le phénomène sous un angle historique plus ancien en revenant sur la période coloniale, avec le premier phénomène d’endettement qui accompagne la création du Protectorat français en Tunisie ?

Bien sûr, la dette a commencé en Tunisie en 1863 avec l’instauration de la commission financière imposée par la France, l’Italie et la Grande-Bretagne suite à la faillite qu’a connue le gouvernement beylical à l’époque. C’est à ce moment qu’un endettement, de type colonial, commence en Tunisie. Ce qui s’est passé à partir des années 1960 n’est qu’une répétition de ce phénomène. A chaque fois qu’il y a des dettes, il y a des diktats en termes de politiques économiques qui pèsent lourdement sur le budget de l’État. Et ce dernier est poussé dans un cercle vicieux d’endettement car il a toujours moins de ressources à sa disposition. L’État tunisien est dans cette situation depuis les années 1970 et tout particulièrement depuis le début des années 1980 avec l’épuisement de la rente pétrolière.

En 1995, il y a eu un premier accord d’association entre la Tunisie et l’Union européenne (UE) et maintenant il y a les négociations autour de l’ALECA. Comment analyses-tu la façon dont la dette sert d’instrument de chantage pour la signature d’accords de libre-échange ?

L’accord de 1995 a été précédé par un prêt de l’UE accordé à la Tunisie, et il a bien sûr influencé les négociations entre les deux parties. Le prêt était accordé à condition que la Tunisie accepte les orientations économiques libérales voulues par l’Europe. En 2014, on s’est retrouvé dans la même situation : l’UE a accordé un prêt de 300 millions d’euros à la Tunisie à condition qu’elle accepte le lancement des négociations sur l’ALECA. Il y a toujours un rapport entre l’endettement et les diktats libre-échangistes.

Quel bilan tu fais de l’accord d’association de 1995 ?

Le bilan, on peut le faire chaque jour en observant l’état de la société tunisienne. La pauvreté, le chômage, la marginalisation, les inégalités régionales sont les conséquences des choix économiques adoptés, entre autres, au moment de l’accord de 1995 avec l’UE. Les indicateurs « strictement » économiques en témoignent aussi : par exemple, au niveau du commerce extérieur, contrairement à ce que disent les chiffres, la Tunisie développe un déficit de plus en plus important avec l’UE...

Que disent les chiffres ?

Ils minimisent beaucoup le déficit. Officiellement, le déficit commercial avec l’UE est de l’ordre de 2000 milliards de dinars fin 2017, ce qui n’est pas en apparence flagrant. Or derrière ce chiffre officiel il y a un jeu de statistiques. En effet, dans le commerce extérieur il faut distinguer deux régimes : le régime général et le régime non résident ou « off-shore ». Le régime off-shore concerne les échanges entre les firmes européennes (étrangères d’une manière générale) et leurs filiales ou leurs sous-traitants en Tunisie. Ainsi, les équipements et demi-produit ramenés en Tunisie par les firmes européenne ne peuvent être comptabilisés comme importations car ils ne puisent pas dans les réserves en devise de la banque centrale. Le flux inverse n’est qu’un simple retour de produits de sous-traitance (après assemblage) dont les recettes ne sont pas rapatriées en Tunisie, il ne peut pas être assimilé à de l’exportation. D’ailleurs, une circulaire de la Banque Centrale, en mars 2014, a bien précisé aux institutions concernées de plus prendre en compte le « off-shore » dans la comptabilisation du commerce extérieur du pays. Aucune institution, y compris la Banque centrale tunisienne, n’a appliqué ces recommandations.

Ainsi si l’on ne tient pas compte du régime « off-shore » – qui représente près de 35% des importations et 65 % des exportations – et que nous considérons uniquement le régime général, qui donne une image exhaustive du commerce extérieur avec l’UE, on se trouve avec un déficit de 8000 milliards de dinars (soit 30 % du déficit commercial global). Ce déficit ne cesse de s’aggraver depuis 1995.

Depuis 1995, le dinar a perdu 56% de sa valeur par apport à l’euro, ce qui s’explique par le déficit de la balance des paiements et par les transferts de devises effectués par les entreprises européennes depuis la Tunisie. De plus, à cause de la concurrence déloyale avec l’UE, la Tunisie a perdu plus de la moitié de ses entreprises industrielles, des PME en majorité, soit l’équivalent de 500 000 emplois. Le budget de l’État a perdu entre 1996 et 2008 près de 24 milliards de dinars (2 milliards de dinars par an) du fait du manque à gagner en matière de taxes douanières non appliquées aux marchandises européennes. En somme, le bilan de l’accord d’association est lourdement négatif.

Cela répond notamment au discours de l’Union européenne, incarné par l’Ambassadeur de l’UE en Tunisie, Patrice Bergamini, qui annonce des chiffres fantaisistes notamment en termes d’emplois et d’entreprises crées par l’accord d’association. Mais ce dernier avance aussi un autre argument dans un secteur clé de l’agriculture : l’huile d’olive. L’ALECA signifierait la fin des quotas d’exportations d’huile d’olive, et donc un avantage à gagner pour la Tunisie. Que penses-tu de cette affirmation ?

L’Union européenne se livre à une manipulation des chiffres pour montrer le « bienfait » de l’accord d’association et indirectement convaincre les Tunisiens des « gains » espérés de l’ALECA. Cela fait partie de toute une politique médiatique qui présente l’Union Européenne comme le « tuteur » de toute la région méditerranéenne, le Maghreb en particulier, mais aussi comme le premier responsable de son développement. De ce point de vue, toutes les politiques menées par l’UE n’auraient d’autres objectifs que d’aider les pays de la région à se lancer dans la voie de la prospérité et de la croissance économique. Différences de contexte prise en compte, les discours de Patrice Bergamini, et de bien d’autres, nous rappellent les textes de Jules Ferry sur la mission « civilisatrice » et « modernisatrice » de la colonisation française au Maghreb.

Pour la question de l’huile d’olive, l’accord d’association accordait un quota dédouané d’exportation de 56000 tonnes/an. Récemment, la générosité de l’UE a octroyé à la Tunisie un quota supplémentaire de 30000 tonnes pour 2 ans. Une décision qui a été perçu par certains analystes comme un exploit. En regardant de près, ce n’en est pas un. Tout d’abord, l’huile d’olive tunisienne est exportée en vrac, à bas prix (3 à 4 euros le litre), puis elle est conditionnée en Europe, par des entreprises italiennes en particulier, où elle se vend jusqu’à 30 euros le litre et même parfois plus. Ce sont donc les transformateurs européens qui profitent de l’huile d’olive. Pour la Tunisie, c’est une perte en termes de valeur ajouté mais aussi de création d’emplois, si l’huile était conditionnée localement. Le supplément de quota intervient en prévision du recul de la production dans trois zones : l’Italie, l’Espagne et la Corse (en raison de la bactérie tueuse d’oliviers : Xyllela Fastidiosa). Cette décision ne sert que les intérêts des industriels européens de conditionnement en leur garantissant un approvisionnement stable et à bas prix.

Ce que tu expliques sur le déficit, n’est-ce pas aussi lié au problème que la « loi 72 » a provoqué en créant le statut « off-shore » pour les entreprises exportatrices ?

La loi 72 est une loi coloniale par excellence. Les années 70 sont celles de la crise du fordisme dans le monde, qui a provoqué un phénomène de délocalisation des maillons les plus faibles des chaînes de production industrielles, à la recherche d’une main-d’œuvre non qualifiée à bas salaire dans les pays dits sous-développés. En Tunisie, la loi 72 a institutionnalisé cette réalité en créant des subventions, des primes, des exonérations fiscales pour les investisseurs étrangers. Cette loi servait également les intérêts d’une bourgeoisie compradore parasitaire, qui ne maîtrisait aucune composante du processus de production et qui avait intérêt à se confier à la sous-traitance pour le compte des firmes multinationales. Plus grave, c’est en vertu de cette loi que les entreprises étrangères peuvent rapatrier tous les bénéfices réalisés en Tunisie ce qui correspond à une hémorragie de devises. Ainsi, au déficit commercial s’ajoute un déficit structurel de la balance des paiements et une tendance à la détérioration continue de la monnaie nationale. En 2015, selon la Banque mondiale, les bénéfices transférés par ces entreprises étrangères ont été de près de 984 millions de dollars.

En outre, c’est une industrie de sous-traitance qui s’est installée en Tunisie, elle est totalement orientée vers des marchés externes, elle fait simplement de l’exportation, il n’y a aucune intégration avec d’autres secteurs de l’économie tunisienne. La main-d’œuvre est payée au rabais avec des mauvaises conditions de travail et aucune sécurité sociale.

Dans ce contexte, qui est déjà critique, quelles modifications l’ALECA va apporter à l’économie tunisienne ?

La situation va encore s’aggraver. L’ALECA c’est la reproduction du pacte colonial de 1881. Dans tous les détails il va falloir s’aligner sur la législation européenne. Même si une loi est votée au Parlement tunisien, l’ALECA va imposer une « clause d’arbitrage » : un investisseur étranger peut s’opposer à la loi tunisienne sous prétexte qu’elle est contre ses intérêts et il peut demander un arbitrage, devant un tribunal international privé pour que l’État tunisien obéisse à ses exigences. Il y a la question des normes, nous allons devoir produire selon les normes européennes ; mais il y a également la libéralisation des marchés publics, des échanges agricoles. L’agriculture tunisienne va être bouleversée. Nous pouvons seulement exporter vers le marché européen des produits issus d’une agriculture irriguée. Dans le secteur agricole, il va se poser la question : qu’allons-nous encore pouvoir exporter ? Les problèmes vont être énormes. Le but de l’ALECA c’est de nous faire absorber les excédents agricoles européens, surtout les produits de base : les céréales, les huiles végétales, les produits de l’élevage. Cela va se faire au détriment des producteurs locaux. L’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (UTAP) estime qu’il y a trois secteurs qui vont disparaître : les céréales, le lait et la viande. Il y a au moins 250 000 agriculteurs qui vont disparaître en quelques années.

Ça c’est l’UTAP qui le dit ?

Oui, c’est l’UTAP. C’est lourd de conséquences. Il y a des régions entières qui vont être marginalisées. Dans une région comme Sidi Bou Zid, il y a essentiellement de l’agriculture, si on supprime les petits agriculteurs la pauvreté et le chômage vont se généraliser.

As-tu aussi exploré la question des normes sanitaires et phytosanitaires, également imposées par l’ALECA, et leurs potentielles conséquences sur l’agriculture ?

Les normes sanitaires et phytosanitaires c’est une invention de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Ce sont des moyens de protections pour les pays développés. Car qui décide des normes ? Ceux qui ont les moyens, les laboratoires, les experts, les techniques... Ils imposent des normes conformes à leurs marchés. Mais est-ce qu’il est possible pour l’agriculture tunisienne de produire selon les normes européennes ? Cela nécessite l’utilisation des mêmes procédés technologiques, et comme ces procédés sont protégés par des règles qui régissent la propriété intellectuelle, nous ne pouvons pas nous adapter aux normes européennes.

En plus, ce sont des normes qui nécessitent de grands investissements et favorisent les industries déjà existantes.

Bien sûr, le problème qui va se poser c’est que même sur le marché tunisien nous allons devoir produire selon les normes européennes. Nous n’allons même pas pouvoir importer des produits qui viennent de l’Algérie s’ils ne sont pas conformes aux normes européennes. C’est à dire, en d’autres termes, qu’il s’agit de créer un marché tunisien exclusivement réservé aux produits européens. Personne ne pourra produire, sauf les entreprises européennes.

C’est donc le projet hégémonique de l’Union européenne dans le but que d’autres pays adoptent ces normes pour lutter contre l’influence de puissances émergentes comme la Chine.

Voilà, et si on résume l’ALECA, surtout dans le domaine de l’agriculture, nous pouvons dire que nous allons devoir consommer ce que l’UE produit, et produire ce qu’elle ne peut pas ou ne veut pas produire, tout simplement. Nous allons devoir consommer des céréales, des huiles végétales, des viandes européennes, du lait européen. En 2006, la Banque mondiale a fait une étude sur le secteur agricole tunisien, il était écrit noir sur blanc : « La Tunisie doit abandonner le secteur des céréales et le secteur de l’élevage parce que sur le marché mondial ces deux secteurs ne sont plus rentables ». Mais pourquoi devons-nous les abandonner ? Pour absorber les excédents européens. Il ne faut pas oublier que l’Europe a des problèmes d’excédents qu’elle n’arrive pas à gérer. Il s’agit justement des produits tels que l’huile végétale, les céréales et les produits de l’élevage. L’Europe cherche de nouveaux marchés, comme la Tunisie et le Maroc. Nous n’aurons donc plus le droit de faire des céréales. En contrepartie, nous allons faire des desserts pour les européens, quelques fruits, quelques légumes, des fraises, des pommes... en bref, l’ALECA se résume ainsi « nous devons consommer ce que produit l’Union européenne et produire ce que l’Union européenne ne peut pas ou ne veut pas produire ».

Pour évoquer le cas des entreprises multinationales étrangères en Tunisie, comment l’ALECA risque d’accentuer leurs privilèges, notamment en terme fiscal, qui s’appuient déjà sur des dispositifs comme la loi 72 ?

La loi 72 avait déjà été bien intégrée aux différents codes de l’investissement successifs, et ses dispositions avaient été élargies. La philosophie de l’ALECA c’est surtout de donner des avantages aux investisseurs européens qui ne pourront pas s’appliquer à des investisseurs d’autres pays, c’est ça le plus grave. Et même le code de l’investissement tunisien, si l’ALECA est signé, il ne sera plus valable, car il y aura un nécessaire alignement réglementaire. Selon l’ALECA, les avantages fiscaux, les avantages financiers ou la liberté d’investissement sont réservés seulement aux investisseurs européens. On ne pourra donc pas donner les mêmes avantages aux investisseurs non-européens. C’est une néo-colonisation.

Il y a une question qui me revient justement par apport à la question de la dette, car nous avons commencé en évoquant son rapport historique avec la colonisation. C’est bien sûr une question très politique. Est-ce que dans le calcul de la dette que la Tunisie doit, par exemple, à un pays comme la France, mais aussi aux autres institutions financières internationales, vu les conséquences du libéralisme économique, est-ce qu’il n’y a pas une « colonne débit » qui devrait être créée ? Est-ce que le calcul de la dette ne devrait pas se retourner contre les pays impérialistes ?

Oui, mais cette colonne débit n’est pas chiffrable ! Car ce que nous trouvons dans les comptabilités, ce sont les dettes, c’est tout. L’appauvrissement, la marginalisation de toute une population, le pillage des ressources sur le long terme, la pollution, tout ça n’est pas comptabilisé.

Il reste la possibilité de l’annulation des dettes, qui est une décision politique. Mais je ne crois pas que nous pouvons faire un « audit » de la dette. Toute dette impérialiste est odieuse par définition. L’annulation de la dette ne sera pas le résultat d’une consultation, d’une procédure technique. Et pour prendre la décision d’annuler la dette, il faut un gouvernement qui défende les intérêts de la nation. Il nous faut un gouvernement patriote.

Tu as évoqué la question des ressources naturelles, qui a été l’objet de plusieurs polémiques, et qui a souvent été au cœur des mouvements sociaux ces dernières années. D’après toi, qu’est-ce qu’il faut faire des ressources naturelles aujourd’hui en Tunisie ?

Dans le cadre politique actuel, nous ne pouvons rien faire. Mais pour l’avenir, je suis pour la nationalisation des ressources naturelles. C’est une propriété du peuple, ce n’est pas une propriété du gouvernement, ou de multinationales étrangères. Cela supposera par la suite une gestion démocratique et transparente pour éviter des dérives autoritaires. La gestion et l’exploitation des ressources naturelles doit également s’inscrire dans le cadre d’un modèle de développement alternatif dont j’ai déjà avancé quelques éléments.

Dans l’ALECA, il y a un chapitre « énergie » qui a été proposé dans les dernières négociations, qu’est-ce que cela implique ?

C’est la libéralisation des investissements dans l’énergie. La bataille pour s’accaparer les sources d’énergie se joue désormais au niveau mondial, nous voyons bien ce qui se passe en Syrie ou dans le Sahel africain. Il y a même eu un différend entre la France et l’Allemagne autour de l’exploitation du Sahara de Tataouine pour un projet d’énergie photovoltaïque.

Est-ce que tu penses qu’il y a une volonté européenne de s’accaparer le soleil tunisien ?

Oui, le projet photovoltaïque de Tataouine a pour but de transférer de l’électricité jusqu’en Allemagne. Mais est-ce que l’exploitation de l’énergie solaire est une urgence pour nous, pour la Tunisie ? Nous n’avons pas vraiment un besoin urgent de ces mégaprojets. Nous avons d’autres priorités plus urgentes.

Propos receuillis par Ali Oktef (Association Survie) et Marco Jonville (Association Aitec / FTDES).


 source: Mediapart